Chronique de Joël Lesueur

L’action du dernier roman de Didier Decoin (publié chez Stock) se situe dans le Japon du XIIème siècle. On y découvre une société très hiérarchisée au sein de laquelle s’opposent l’univers raffiné de la cité impériale (Heiankyo) et des multiples bureaux qui sont à son service et celui, misérable, de la campagne (Shimae) et de ses petits métiers. Roman d’aventures, roman d’apprentissage, roman érotique, roman-poème, conte (merveilleux ou philosophique) ? On est au carrefour de tous ces genres.

 

Le pêcheur de carpes Katsuro, fournisseur attitré des étangs de la cité impériale, meurt accidentellement, laissant son village de Shimae dans l’embarras, puisque cette activité constitue la principale ressource du village.

Et c’est sa veuve, Miyuki, qui devra honorer la commande qui vient d’être transmise par des messagers du directeur du Bureau des Jardins et des Étangs. Une longue route l’attend, avec, sur ses frêles épaules, la palanche soutenant les nasses dans lesquelles elle a installé les huit carpes destinées aux étangs de l’empereur.

Decoin sait nous faire partager le plaisir qu’il ressent à faire revivre un univers lointain dans le temps comme dans l’espace. Des modes de vie, des rites, des superstitions (on pense, en particulier, au kappa et à ses étranges singularités), des traditions, des relations codifiées. Il y a un souci du détail, une recherche constante du mot juste qui créent un climat envoûtant. Les termes japonais qui émaillent le récit lui donnent aussi une saveur particulière, tout cela renvoyant à une recherche documentaire extrêmement précise. Sonorités étranges, halo poétique : le lecteur se laisse emporter dans un ailleurs au parfum d’exotisme oriental.

Et puis le texte nous offre une galerie de personnages particulièrement riche. Ceux qui n’ont qu’un rôle très modeste dans l’intrigue n’en sont pas moins fortement individualisés (les gérantes des auberges, par exemple, ou les prostituées). Si Katsuro meurt dès les premières pages, une série de retours en arrière lui donne consistance : il est, en fait, toujours présent aux côtés de son épouse aimée. Il y a aussi le vieux directeur et son jeune adjoint que de tendres sentiments lient l’un à l’autre. Mais l’on retient surtout, forcément, Miyuki que les circonstances obligent à sortir de cette vie recluse et bien réglée qui était la sienne jusque là, la révélant à elle-même. Un magnifique portrait de femme, tout en nuances et en retenue.

 « Elle ne lui avait jamais rien refusé, aucune pratique, aucune position, aucune caresse…

N’ayant rien d’autre à lui offrir, elle acceptait des étreintes qui l’écartelaient, la broyaient,

des échanges de fluides qui parfois la répugnaient.

Pas d’analyse psychologique au sens traditionnel de l’expression, mais une suite de notations liées à la vie quotidienne et à ses réactions face aux épreuves qu’elle traverse. Ce qui donne une vraie densité à Miyuki et l’on s’attache à elle au fil des pages. Décidément Didier Decoin sait évoquer avec sensibilité les âmes féminines : on pense à La Pendue de Londres, à Une Anglaise à bicyclette ou à Est-ce ainsi que les femmes meurent ?. Des femmes souvent en butte à une société qui n’est pas nécessairement très tendre avec elles.

La délicatesse des descriptions évoque l’art des estampes japonaises (Decoin dit avoir eu celles d’Hiroshige, peintre du XIXème siècle, sous les yeux tout au long de la période de composition).

L’écriture, attentive aux détails les plus ténus, aux nuances les plus subtiles, donne à voir des scènes de la vie quotidienne ou des paysages soumis à des éclairages variés (on est à la fin de l’automne), avec une place significative pour celui de la lune.

Mais ce sont les cinq sens qui sont sollicités et singulièrement l’odorat. Un épisode essentiel du récit est, d’ailleurs, celui du takimono awase (concours de parfums), organisé par l’empereur lui-même : ce qui conduit à jouer sur les synesthésies puisque le parfum élaboré pour le concours (faire de l’encens un conteur) doit représenter une scène rêvée par ledit empereur (une jeune fille sortant de la brume traverse un pont-lune enjambant un cours d’eau et rentre dans la brume de l’autre côté).

Des sensations que l’érotisme, très présent, exacerbe. Un érotisme raffiné, d’autant que, Katsuro étant mort, la rencontre des corps appartient, pour l’essentiel, au souvenir ou au rêve.

On ne peut, enfin, passer sous silence l’abondance et la qualité des images. Des images qui n’ont pas qu’un caractère décoratif mais sont autant de fenêtres ouvertes sur l’univers du Japon du XIIème siècle :

« Comme les troupeaux qui regagnent le couvert de l’étable à la tombée du soir,
des formations de nuages sombres, ventrus, gonflés de pluie et de foudre
– à travers leur peau floconneuse, on voyait parfois serpenter de longs fouets de lumière –,
descendaient des sommets en une glissade de plus en plus accélérée. »

Ou encore pour évoquer le Palais impérial sous la neige :

« Le Palais auquel l’entrelacs des enceintes en pisé donnait habituellement une allure de biscuit, semblait ce soir nappé d’une crème épaisse. »

Le Bureau des Jardins et des Étangs est donc un beau roman, à l’intrigue prenante, que l’on peut savourer sans modération. Didier Decoin se révèle ici un merveilleux conteur : sa voix, vibrante, souvent amusée, toujours chaleureuse, fait partager à un lecteur complice une émotion authentique parce que dépouillée de tout pathos, de toute mièvrerie sentimentale.