Chronique de Joël Lesueur

Para hacer esténcil de Roberto Bolaño – par Juan Pablo

Né en 1953 au Chili, Roberto Bolaño s’est éteint en 2003 à Barcelone où il a passé la dernière partie de sa vie : il a fui son pays après le coup d’état du général Pinochet.

Il laisse ne œuvre très riche et très diverse, marquée par deux textes majeurs : Les Détectives sauvages et 2666 (2666 ayant été publié un an après sa mort). C’est une aventure de très longue haleine que de se lancer dans la lecture de ces deux pavés (900 et 1350 pages…), liés, au demeurant, étroitement l’un à l’autre par l’intrigue comme par les thèmes évoqués. Mais une aventure dont on sort profondément marqué par cet univers foisonnant dans lequel on est comme aspiré.

On signalera, au passage, que 2666 a fait l’objet d’une adaptation théâtrale fleuve (12 heures de spectacle !) créée à Valenciennes et présentée à Avignon en juillet dernier. Un des événements du festival. On pourra, à ce propos, entendre le metteur en scène, Julien Gosselin parler de l’œuvre.

Alors pour ceux qui sont amoureux de la littérature hispanique, qui goûtent les dérives poétiques des auteurs latino-américains, qui sont tombés sous le charme du Pedro Paramo de Juan Rulfo ou de Cent ans de solitude de Garcia-Marquez, il y a urgence à plonger sans modération dans l’océan bolañien.

 Même s’il a passé la moitié de sa vie en Espagne, Bolaño reste profondément marqué par ses racines qui sont bien en Amérique du Sud (mais aussi en Amérique centrale, puisque le Mexique est, tout  autant que son Chili natal, une terre où il a vécu et qui a inspiré une part essentielle de son œuvre). À un moment où il est question du Mexique pour tant de raisons (le contexte géopolitique, l’exposition du Grand Palais…), lire Bolaño, c’est mieux comprendre ce territoire dont l’identité culturelle est si forte et originale.

Difficile de résumer le contenu de ses textes, tant est foisonnante l’imagination de Bolaño et tant ce dernier s’autorise tous les courts-circuits narratifs. Les personnages sont très nombreux, les changements de point de vue constants, avec un mélange qui peut être déroutant entre les personnages qui appartiennent à la fiction et ceux qui appartiennent au réel, en particulier pour ce qui a trait aux créateurs.

Le centre de gravité des deux œuvres majeures (Les Détectives sauvages et 2666) se situe au Mexique : Mexico puis les déserts de Sonora dans Les Détectives sauvages, la ville de Santa Teresa dans la province du Sonora pour 2666 (mais certaines parties de cette œuvre se situent en Europe…). Dans les deux cas la littérature elle-même est au cœur des récits : on suit une sorte d’enquête autour d’un écrivain mythique (la poétesse Cesarea Tinajero ou l’énigmatique Archimboldi, un Allemand – ce que ne suggère pas forcément son nom). Il y a aussi des meurtres de femmes dont on connaît ou non les auteurs. Des meurtres qui se multiplient et revêtent une sauvagerie toute particulière.

On s’arrêtera tout particulièrement sur la figure fascinante d’Archimboldi, point d’aboutissement, à la fois, de 2666 et de l’ensemble de l’œuvre bolanienne. Il est, dans la première partie de 2666, le sujet des recherches de quatre universitaires (un Français, une Anglaise, un Italien et un Espagnol) autour desquels se tisse une intrigue romanesque fondée sur leur connivence intellectuelle. Rencontres au hasard de colloques, chassés-croisés sentimentaux… : tout cela donne au récit un caractère jubilatoire. On découvre aussi que le grand écrivain dont on parle pour le Nobel ne cesse de s’esquiver, reste invisible et n’accepte finalement de rencontrer que son éditrice, une étrange éditrice, au demeurant. Les trois parties suivantes du roman qui nous entraînent dans la province mexicaine du Sonora entretiennent le mystère et prolongent l’effet d’attente, avant que la cinquième et dernière partie (la plus étoffée), centrée précisément sur l’itinéraire personnel d’Archimboldi, alias Hans Reiter, n’apporte les clefs essentielles et ne noue de façon assez diabolique les différents nœuds d’une intrigue forcément complexe. Un exercice de haute voltige, une construction d’ensemble à l’efficacité redoutable pour ce roman-monde qui nous fait voyager d’un continent à l’autre, comme cela a été le cas pour son auteur. Une somme qui se veut, aux deux sens du terme, l’héritage laissé à sa famille comme à la postérité par Roberto Bolaño, disparu prématurément.

Il faut prendre le risque de ce voyage de très longue haleine, oublier ses réflexes de lecteur habitué à des textes un peu trop sages, accepter de se perdre dans cet univers labyrinthique. Mais pour ceux qui goûtent ce type de littérature, le jeu en vaut vraiment la chandelle. Et puis 2666 est constitué de six Parties qui sont autant de romans distincts les uns des autres : cela autorise à faire des haltes.

On peut aussi choisir d’autres voies d’accès à Bolaño, à travers des œuvres d’une dimension moins impressionnante. Étoile distante, par exemple, qui met en scène aussi un surprenant poète imaginaire (qui a la particularité d’écrire des textes dans le ciel avec un avion) et des meurtres sauvages de femmes. Ou le très curieux ouvrage intitulé La Littérature nazie en Amérique qui se présente comme une suite de biographies d’écrivains fascinés par le nazisme. Ou encore Le troisième Reich où il est question d’un jeu de guerre dont on devine la nature, un texte plus conforme à nos codes narratifs. Ou, peut-être, surtout, Nocturne du Chili, étrange et court récit au titre si intimement lié à la personnalité et aux origines de Bolaño.

Et pour mieux découvrir l’univers de Bolaño et sa personnalité, voici deux extraits d’un long entretien réalisé en 1999.