Chronique de Joël Lesueur

Pour avoir jeté à la mer le promoteur immobilier Antoine Lazenec, Martial Kermeur vient d’être arrêté par la police. Au juge devant lequel il a été déféré, il retrace le cours des événements qui l’ont mené là : son divorce, la garde de son fils Erwan, son licenciement et puis surtout, les miroitants projets de Lazenec.
Il faut dire que la tentation est grande d’investir toute sa prime de licenciement dans un bel appartement avec vue sur la mer. Encore faut-il qu’il soit construit.
(Résumé de l’éditeur – Editions de Minuit)
Curieux titre que celui du dernier roman de Tanguy Viel. Mais, promis, au terme de la lecture, vous comprendrez la raison de ce choix. Raison que je m’abstiendrai de dévoiler : un roman, ça ne se déflore pas. D’autant que l’auteur a, ici, été très soucieux de la construction dramatique, de créer cette tension qui monte sans cesse.
Pour autant, l’on sait dès les premières lignes que Kermeur est l’assassin de Lazenec. Reste, bien sûr, à découvrir pour quelles raisons. C’est tout l’enjeu de ce long tête-à-tête entre Lazenec et le juge d’instruction qui constitue la quasi-totalité de l’œuvre. Tout cela s’inscrivant dans une vision proprement tragique que vient illustrer l’image récurrente de la grande roue, une grande roue qui apparaît dans un épisode important du récit :
« J’en étais encore là avec cette idée qu’on peut toujours faire machine arrière,
comme la grande roue qui se met à redescendre par magie au moment où vous y croyez le moins… Mais ça ne marche pas comme ça. »
Ce qu’on retiendra d’abord c’est cette voix du personnage de Kermeur que fait entendre Tanguy Viel. Une voix, à la fois puissante et hésitante, inscrite dans un étrange dispositif énonciatif, puisque Kermeur est à la fois le narrateur qui offre un point de vue surplombant sur l’intrigue (dans une narration au passé composé qui donne forcément un aspect d’oralité), mais aussi l’un des deux interlocuteurs d’un dialogue dont nous devenons les témoins indiscrets, un huis-clos dans le cabinet du juge qui est là pour recueillir des aveux et dont l’absence d’identité est significative. Exercice toujours difficile pour un écrivain que de faire entendre une voix, de créer cette illusion d’authenticité. Pari gagné ici, tant devient forte au fil des pages la présence de ce Finistérien a priori peu habitué à l’épanchement personnel.
« Mais alors laissez-moi la raconter comme je veux, qu’elle soit comme une rivière sauvage qui sort quelquefois de son lit parce que je n’ai pas comme vous l’attirail du savoir ni des lois et parce qu’en la racontant à ma manière, je ne sais pas, ça me fait quelque chose de doux au cœur… »
Les personnages sont inscrits dans une réalité sociale précise : Kermeur a été victime des licenciements à l’arsenal de Brest et il peine à retrouver une place dans une société en mutation. Face à l’escroc Lazenec, lancé dans des spéculations immobilières douteuses et familier des notables locaux, il ne fait pas le poids. Pas plus, d’ailleurs, que le maire Le Goff, ébloui par les promesses d’un développement touristique inespéré. Éternelle histoire du pot de terre et du pot de fer. Selon que vous serez puissant ou misérable… Et la référence à La Fontaine est à plusieurs reprises proposée par Kermeur lui-même. Tragédie, drame social, fable… on croise ici bien des genres littéraires.
On ne peut enfin passer sous silence le cadre géographique : on connaît l’ancrage brestois de l’auteur et il sait peindre ce territoire avec les couleurs qui lui conviennent. Le vent, la pluie, la brume et ce soleil qui perce, malgré tout, au changement de marée. Brest et son arsenal constituent l’arrière-plan de l’intrigue, une intrigue qui se situe dans une presqu’île qui peut, bien sûr, faire penser à celle de Plougastel. Mais Tanguy Viel ne cherche pas le pittoresque et cette presqu’île, comme stylisée, est bien plutôt un espace dramatique et poétique battu par les vents et saturé d’eau.

« Dans cette région déjà, on a vite fait de se perdre, à cause de l’épaisseur des nuages, ou je ne sais pas, les arbres qui font comme une fausse mangrove et ont l’air de tomber dans la mer.
Passé le goulet d’étranglement, ce n’est plus le large océan ni la force du vent qui vous époumone, mais presque l’eau stagnante, l’odeur de vase qu’on trouve dans les rivières, voici à quoi ça ressemble, le fond d’une rade. En un sens, la rade, c’est l’océan moins l’océan. »
Un texte exigeant donc, avec un travail d’écriture qui pourra dérouter certains (cette langue rocailleuse, sauvage, parfois à la limite de l’incohérence de Kermeur…). Mais un vrai roman qui a aussi le grand mérite de traiter de questions majeures (le mal inhérent à la condition humaine, l’intime conviction du magistrat…) et ne s’adresse pas qu’aux amoureux de la rade de Brest.