Le Club des incorrigibles optimistes – Jean-Michel Guenassia

(Albin-Michel)

Ce qui m’intéressait dans la vie, c’était le rock’n’roll, la littérature, la photographie et le baby-foot.
(…) J’allumai ma lampe de chevet et découvris le livre de Bradbury : Fahrenheit 451.

Après un prologue qui évoque les obsèques de Jean-Paul Sartre en 1980, le roman s’ouvre sur un anniversaire : celui de Michel, le narrateur, qui fête ses douze ans en octobre 1959. L’occasion de découvrir les oppositions entre la famille maternelle (les Delaunay), bourgeoise, et la famille paternelle (les Marini), d’origine italienne et modeste. Oppositions qui se manifestent également dans les positionnements politiques. On est à l’époque de la guerre d’Algérie, mais aussi à celle de la guerre froide et de la répression dans l’Europe communiste. Contexte essentiel pour le roman puisque l’on y croise, en particulier, des réfugiés des pays de l’Est qui se réunissent dans l’arrière-salle d’un café, le Balto, dans le quartier de Denfert-Rochereau (ils y ont installé le club des incorrigibles optimistes et jouent aux échecs). Michel se lie avec eux – ce qui lui permet de rencontrer Sartre et Kessel qui fréquentent le café et portent assistance à certains des réfugiés.

Le récit fait alterner, selon des modalités variées, le déroulement de la vie de Michel sur une durée de cinq ans (de douze à dix-sept ans) et des retours en arrière concernant les réfugiés. Michel connaît une vie familiale difficile et se lie successivement avec deux personnages féminins (la première qui fréquente son frère ainée et la seconde qu’il rencontre dans des circonstances extravagantes): crise de l’adolescence, initiation d’ordre politique, éducation sentimentale… Quant aux réfugiés, ils nous font découvrir la réalité de l’univers communiste : purges staliniennes, entrée des troupes soviétiques en Hongrie, construction du mur de Berlin…

À l’évidence les lycéens n’ont pas été découragés par la dimension de l’ouvrage : 750 pages. On ne peut que s’en féliciter, tant le plaisir que l’on prend à suivre une intrigue aussi ample et complexe ne se dément jamais. Guenassia sait tenir son lecteur en haleine, ménageant même, autour du personnage de Sacha, une énigme don on n’aura la clef que dans les dernières pages. On rappellera que l’auteur, avant une entrée tardive en littérature marquée par ce roman, avait connu une première expérience du côté du polar.
L’ancrage dans le réel est, bien sûr, très fort. Le contexte de la guerre d’Algérie est, d’abord, très présent : l’oncle du narrateur fait partie des colons ; deux des personnages vont se trouver engagés dans les opérations de guerre. De manière plus anecdotique, l’intervention, à plusieurs reprises, de Sartre et Kessel attire l’attention du lecteur. Cela nous vaut, par exemple une rencontre savoureuse entre Michel et Sartre au cours de laquelle le premier commence par interroger vainement le second sur le football puis cite le lycée Henri IV où le philosophe a été autrefois scolarisé :

Vous savez, je suis au lycée Henri IV.
– On s’y amusait beaucoup. J’en ai gardé un bon souvenir.
J’ai été très fier de cet échange.

Ou encore une scène pittoresque lorsque les membres du club fêtent l’élection de Kessel à l’Académie française et se cotisent pour payer son épée. On croise également à la cinémathèque, alors située rue d’Ulm, la figure restée célèbre d’Henri Langlois.
Mais surtout une place essentielle est accordée à ces réfugiés de l’Est qui ont fondé le club qui donne son titre à l’œuvre. Il y a là toute une galerie de portraits correspondant à l’ensemble de la palette des situations envisageables. Avec une distinction très forte entre ceux qui s’opposent clairement à l’idéologie communiste et ceux qui, en dépit des épreuves qu’ils ont traversées, restent fidèles aux idées qu’ils ont toujours défendues. À travers ces portraits et ces destins individuels on pénètre dans la réalité de l’oppression mise en place derrière le Rideau de fer. On perçoit aussi les collusions entre les deux blocs et les dérives de l’Amérique qui fait exécuter les époux Rosenberg. Un tableau sans concession, qui pourrait être désespérant si les victimes ne gardaient pas une étonnante vitalité, un sens de l’humour qui leur permet de rester debout malgré tout. Le texte est ainsi émaillé de ces histoires drôles que l’on se raconte. À la question qu’est-ce qu’un quatuor à cordes soviétique la réponse est, par exemple :

Un orchestre symphonique de retour d’une tournée à l’Ouest !
On s’efforce de défendre les vertus de l’optimisme dont les caractéristiques sont exprimées par cet échange :
– Demain sera meilleur. Je suis désolé de le constater, Igor Emilievitch, tu es négatif. Moi, je suis un optimiste.
– Je suis un optimiste aussi, répondit Igor. Le pire est devant nous. Réjouissons-nous de ce que nous avons.

Guenassia a, sans doute, mis beaucoup de lui-même dans le personnage de Michel. On se gardera, pour autant, de trop privilégier les interprétations d’ordre autobiographique. Contrairement au héros il n’a pas fait ses études à Henri IV et le décalage de trois ans (Michel est né en 1947 et l’auteur en 1950) n’est pas sans signification. Guenassia était trop jeune pour former sa conscience politique au moment de la guerre d’Algérie : c’est donc à un travail de reconstruction, d’imagination qu’il se livre.
On retiendra, par ailleurs, du personnage de Michel la passion qui l’habite pour la lecture. C’est un lecteur compulsif : il a toujours un livre avec lui et lit même en marchant dans la rue, au risque de se faire renverser. Il a heureusement un ange gardien. Une des clefs d’interprétation de l’œuvre est, sans doute, justement la référence à Fahrenheit 451 de Bradbury : son ami et aîné Pierre le lui prête au tout début et le lui recommande avec enthousiasme et l’on aura, dans la dernière partie, à travers Sacha, une transposition du destin de Montag. La poésie comme recours face à la barbarie et au totalitarisme.

Le Club des incorrigibles optimistes est donc un texte à part que le Goncourt des lycéens à fait découvrir à un public très large, remplissant pleinement une de ses vocations. On passe, au fil des pages, de la nostalgie au tragique, de l’émotion au comique. Réalité historique et imaginaire se mêlent étroitement. Un vrai roman par lequel on se laisse emporter, mais aussi un tableau d’une époque (celle des années cinquante et du début des années soixante) marquée par l’affrontement entre des idéologies qui ont conduit à la Guerre froide, à l’affrontement entre deux grands blocs.

 

 

Commentaire écrit par Joël Lesueur