Beyrouth-sur-Seine  – Sabyl Ghoussoub

(Stock 2022)

« Se dégager de mon faux moi, cesser d’être Sabyl, d’être un écrivain libanais sont les trois tâches que j’essaie d’accomplir sans cesse. »

Beyrouth-sur-Seine de Sabyl Ghoussoub, du fait de la complexité de sa construction et des questions d’ordre historique et politique dont il traite (Le Liban, c’est loin pour un lycéen d’aujourd’hui…), ne figurait pas nécessairement parmi les favoris annoncés au départ, mais on sait qu’avec les lycéens on n’est jamais à l’abri d’une surprise. Pour autant, ce choix traduit, assurément, l’exigence dont savent faire preuve les lycéens, ainsi que l’attrait exercé sur eux par les textes qui questionnent notre société et le monde contemporain.

Un projet de nature autobiographique

Beyrouth-sur-Seine est le troisième roman de son auteur, après Le Nez juif et Beyrouth entre parenthèses (Beyrouth déjà…). Les trois se situant dans une forme de continuité à travers l’écriture autobiographique, masquée dans le premier roman (le héros, double évident de l’auteur, y est nommé Aleph Hanna), plus affirmée dans le deuxième (plus de nom d’emprunt), pleinement assumée dans le troisième où les protagonistes sont désignés par leur identité réelle : Sabyl Ghoussoub, bien sûr, son père Kaïssar et sa mère Hanane. Pour autant la part d’invention romanesque n’est pas absente : « …je choisis de qui je veux parler et comment. Je supprime des membres de la famille. Je change le sexe d’un protagoniste. » Le protagoniste dont le sexe a été changé étant, au demeurant, la sœur de Sabyl, Yala, la surfeuse, personnage éminemment romanesque par son indépendance et ses choix de vie, mais qui reste à l’arrière-plan ; en réalité le Sabyl de la vraie vie n’a pas de sœur… On s’amuse même autour de ces rapports entre réalité et fiction romanesque : « Dans la vraie vie (pas mon roman, même si mon roman est la vraie vie), ma mère a un frère à Paris. Nawal aussi…). »

 Projet autobiographique donc et qui s’appuie (mais pas seulement) sur une situation de départ qui ne manque pas d’originalité, puisque le narrateur décide d’interviewer ses parents auxquels il confie un micro et qu’il va enregistrer (nous sommes en 2020) sur une assez longue période, les entretiens s’achevant l’année suivante. Cette situation, plus ou moins bien acceptée par les parents qui sont de fortes personnalités et n’hésitent jamais à rudoyer leur fils nous vaut quelques scènes savoureuses : « Je me lève pour accrocher le micro à la chemise de nuit de ma mère. J’essaie de l’attraper entre deux activités. […] Elle est hyperactive. Elle me rappelle Nicolas Sarkozy. »

 Au carrefour de l’intime et du collectif

Ce qui fait la singularité du texte, c’est que viennent se croiser l’intime (le destin de Kaïssar et Hanane) et une histoire collective particulièrement marquante et douloureuse (la guerre du Liban entre 1975 et 1990 et ses prolongements jusqu’à aujourd’hui, le Liban ne cessant de traverser des crises qui rendent le pays – celui qu’on appelait « la Suisse de la Méditerranée » – à peu près invivable). Les deux composantes apparaissant, en fait, étroitement liées : « La vie de mes parents, c’est comme la guerre du Liban. Plus je m’y plonge, moins j’y comprends quelque chose. ». C’est en 1975 qu’ils se marient et s’installent à Paris (au départ provisoirement, mais ce provisoire est appelé à durer : pas loin de 50 ans), l’année où débute la guerre. Et, en 1990, ils débarqueront, en visite, avec leur fils, âgé de deux ans, dans une ville de Beyrouth dévastée.

 La construction d’ensemble tisse subtilement deux fils chronologiques principaux : le moment de l’écriture entre 2020 et 2021, d’une part, et ce passé terrible (que n’a pas connu le narrateur, né en 1988) qui s’étend, pour l’essentiel, entre 1975 et 1990. Ainsi les deux premiers chapitres : Mon père, ma mère, Paris, 2020, puis Le mariage de mes parents, Liban, 1975. On observe aussi une alternance entre Paris et Liban. Le récit, en dépit de ces jeux d’alternance (à la fois dans le temps et dans l’espace) ne perd pas en fluidité, tout en ménageant un tempo fort soutenu. Un récit qui correspond pleinement à ce qui est recherché par l’écrivain : « écrire un livre vif et rythmé », lit-on à un moment où Sabyl Ghoussoub évoque son travail d’écriture.

Une quête de l’identité

Œuvre du déchirement, de l’écartèlement (« Mes références viennent d’ailleurs et beaucoup du monde arabe, pourtant j’ai grandi en France. J’ai alors l’impression d’avoir grandi ailleurs tout en ayant grandi ici. ») : le titre, déroutant, l’affirme d’emblée. Né à Paris, Sabyl se sent profondément libanais : « Je suis né à Beyrouth dans une rue de Paris. » De même, alors qu’il évoque l’anniversaire de ses trois ans et que tous les détails nous situent au Liban (musique, nourriture, langue parlée…), « la caméra se tourne vers la fenêtre et la tour Eiffel apparaît au loin, à moitié floue. » Bien sûr, le père et la mère, héros du roman, nés, eux, au Liban disent cette aspiration à retrouver un pays perdu (qu’on ne retrouvera jamais). Et, en parlant de son père, c’est un peu de lui-même que parle Sabyl, tant il se retrouve en lui. On retiendra, pour caractériser ce fils attiré par l’ailleurs, les belles pages consacrées au parallèle avec le peintre Miro qui aboutissent à cette conclusion : « un Libanais casanier n’a ni n’aura aucune valeur dans le monde ». Sabyl signifiant « la source », « le chemin ». Il y a aussi ce tableau peint par Yala, la sœur : « un oiseau dans le ciel que mon père prénomme Sabyl ». Mais surtout ce poème intitulé L’homme-oiseau qui s’achève par ce vers :

« Tu es celui qui va. »

 L’histoire collective (celle du peuple libanais) occupe, on l’a dit, une place essentielle. Une histoire collective restituée avec toute la subjectivité d’un écrivain qui fait état d’une violence absurde : « Appelons-la la guerre dégueulasse ». La situation du pays, divisé entre différentes factions, est tellement incompréhensible que le narrateur finit par avoir recours à un sketch des Inconnus pour en rendre compte. Des massacres qui se succèdent et finalement on a cette liste macabre et interminable de tous ceux (politiques, intellectuels, journalistes…) qui sont morts victimes d’attentats. Mais, comme le roman déploie son intrigue sur deux lieux (Paris et Beyrouth), la violence décrite est aussi celle des attentats qui ont eu lieu à Paris des années 70 jusqu’au 13 novembre 2015 (rue des Rosiers, ambassade d’Irak, Charlie, terrasses et Bataclan…, la liste est longue). Quelle leçon tirer ? L’auteur, en fait, se refuse à tout dogmatisme, tout choix d’ordre idéologique, affichant une forme de distance critique par rapport au conflit qui ravage son pays d’origine : « Aller à l’encontre des siens me semble être l’une des seules positions politiques respectables. »

 Peut-on vraiment rire de tout ?

 Les lycéens ont, par ailleurs, été sensibles à une écriture qui joue sur bien des registres. Depuis la farce (la scène du vol des livres par le père (ce père voyou) chez Gibert Jeune et la réaction de la mère restituée de manière hyperbolique : « sa seule voix faisait tomber des livres des étagères ») jusqu’au tragique le plus sombre (la tuerie d’Ehden qui voit l’exécution froide de Tony Frangié mais aussi de son épouse et de sa fille : « Puis l’un des deux aurait tué la femme et la fille, sans même les regarder. »). La marque de fabrique de Sabyl Ghoussoub restant sans doute et paradoxalement, compte tenu du sujet traité, ce rire que fait retentir l’enfant de deux ans en 1990, lorsque ses parents parcourent Beyrouth en ruines : « Assis dans une poussette, je hurle de rire. […] Ma mère essaie de me faire taire, mon père lui dit d’arrêter, que j’ai raison de rire, qu’il n’y a que ça à faire. ». Un humour, d’ordre culturel (« cet humour libanais et ses subtilités »), qui réunit le père et le fils et que vient souligner la tante Salma, la religieuse si attachante : « Tu es comme ton père ! Le même humour horrible. ». « Humour horrible » donc qu’on trouvait déjà dans les deux premiers romans et qu’il partage avec Ziad Rahbani, le fils de Fairouz : « Ziad se moque, au beau milieu de la guerre […]. Il rit et il fait rire, bien que le pays soit au comble de l’horreur. » Et les traits d’humour noir ne manquent pas tout au long de l’œuvre : ainsi, parmi bien d’autres exemples, cette remarque « À croire que c’est une tradition familiale, de tirer des balles dans la tête des gens. ». On citera aussi, s’agissant de ces effets de décalage que ménage le texte, l’irruption de la mère le 13 novembre  (« Le 13 novembre, c’est aussi l’anniversaire de ma mère ») : au milieu de l’effroi général, elle se met à chanter Happy birthday to me ! parce que, dit-elle, « Il faut vivre ! »

 C’est donc bien l’histoire d’une famille que nous propose ici Sabyl Ghoussoub, une famille représentative de cet « ailleurs méditerranéen » et assez semblable à celle du cinéaste Martin Scorsese (Italianamerican) : « ce combo de machisme et de tradition, de mélancolie et d’humour noir, de démesure et d’outrance, de cris et de larmes ». Et finalement « le Liban se fond dans Paris et Paris devient une ville libanaise. ».

 

Commentaire écrit par Joël Lesueur