Le petit Prince cannibale – Françoise Lefèvre

(Actes Sud 1990)

Il y a tant de retrait, d’enfermement dans l’acte d’écrire que c’est étrange d’imaginer toutes ces pages ayant leur propre vie.

Infusant à d’autres êtres une force bénéfique, alors que pour les écrire on s’est privée de tout.

1990 : 3ème Goncourt des lycéens. Pour la première fois les lycéens font un choix différent de celui de l’Académie Goncourt (cette année-là elle avait retenu Les Champs d’honneur de Jean Rouaud). Et on ne peut dire qu’ils aillent vers la facilité.

Étrange texte, en effet, que celui de Françoise Lefèvre : alternent une sorte de récit dont on n’a que des bribes et qui traite du destin tragique de Blanche, une cantatrice atteinte d’une terrible maladie, et l’évocation, cette fois très personnelle, d’ordre autobiographique, de la relation entre une mère et son fils autiste (Sylvestre) entre deux et six ans. Les deux fils qui se tissent ainsi ne sont, bien sûr, pas sans lien entre eux, d’autant que, comme l’affirmera une œuvre publiée en 1993, Blanche c’est moi. Ainsi la narratrice et Blanche sont toutes deux victimes d’un amour malheureux pour un artiste.

Combat quotidien d’une mère pour faire sortir son enfant de son enfermement, un enfermement qui se traduit, en particulier, par un refus de mâcher et de déféquer. Comment éviter la solution de l’hôpital psychiatrique ? Comment préparer une scolarisation en milieu ordinaire en dépit de l’avis des autres ? Impossible, quand on doit être constamment disponible, de trouver un espace pour écrire, pour accueillir ces mots qui ne demandent qu’à surgir. Vertige de la page blanche. Blanche comme Blanche, la contralto, interprète géniale de la Rhapsodie pour contralto de Brahms. Une Rhapsodie qui fait entendre le terme Schmerzen (douleurs) :
Ach, wer heilet die Schmerzen
des, dem Balsam zu Gift ward ?
Ah, qui saura apaiser les douleursde celui pour qui la baume est devenu poison ?

Françoise Lefèvre, c’est d’abord une voix où se mêlent amour et colère. Un amour fou, prêt à bousculer tous les préjugés. Une colère sourde, traversée de cris contre ces autres qui ne comprennent rien à la réalité vécue par une mère d’un enfant autiste. On est parfois dérouté et il faut accepter ces ruptures constantes dans la narration, ce refus de la linéarité d’un récit. Accepter de se laisser emporter par ce flux de lave. Soyons reconnaissants aux lycéens de 1990 (il y a plus de 25 ans déjà) d’avoir été sensibles à cet univers si particulier et d’avoir accordé leurs suffrages à une écrivaine franchement atypique qu’il serait judicieux de redécouvrir.
Et réécoutons aussi la sublime Rhapsodie pour contralto, chœur d’hommes et orchestre de Johannes Brahms (sur un texte de Goethe). Une Rhapsodie qui donne sa couleur à l’ensemble.

Un texte à part donc, d’une intensité implacable, né d’une sensibilité exacerbée. Cri d’amour et de révolte. Et puis on ne manquera pas de le mettre en résonance avec la réponse, bouleversante elle aussi, que constitue l’œuvre de ce fils autiste (Hugo Horiot), publiée vingt-cinq ans plus tard, L’Empereur c’est moi.

Commentaire écrit par Joël Lesueur