L’Art de perdre – Alice Zeniter

(Flammarion 2017)

Qu’est-ce que vous croyez qu’elles font vos filles dans les grandes villes ? Elles disent qu’elles partent pour leurs études. Mais regardez-les : elles portent des pantalons, elles fument, elles boivent, elles se conduisent comme des putes. Elles ont oublié d’où elles viennent.

L’Algérie de Papa, La France froide et Paris est une fête, tels sont les titres donnés significativement aux trois parties de L’Art de perdre. Trois espaces, trois périodes aussi dans ce roman qui utilise les codes de la saga. On suit, en effet, l’histoire d’une famille sur trois générations : celle du grand-père, Ali, marié à Yema de vingt ans sa cadette et qui a acquis, dans les montagnes de Kabylie, un statut social important, celle du père, Hamid, marié à Clarisse et qui a quitté l’Algérie à neuf ans pour s’installer dans des camps de transit puis à Flers, dans le quartier du Pont-Féron et celle de Naïma, employée dans une galerie d’art et personnage central de l’ensemble. Trois prénoms qui, on le notera  jouent sur des sonorités voisines (les voyelles a et i y sont les seules représentées, comme c’est le cas, au demeurant, dans le prénom Alice).
Dans chacune de ces trois parties, le contexte historique est, bien sûr, déterminant. Il est directement question dans la première de la guerre d’Algérie, dans la deuxième du sort réservé aux harkis et dans la troisième du terrorisme islamique (Charlie-Hebdo et Bataclan, plus particulièrement). Mais, pour autant, c’est toujours par rapport aux différents personnages et à l’impact qu’ils ont sur eux que les événements sont évoqués. Alice Zeniter, comme Stendhal, promène son miroir le long du chemin. Elle regarde l’Histoire de biais, se garde bien de délivrer un message, laissant toute sa place à la complexité, à l’ambiguïté des choix.
Il se trouve qu’Ali, ancien combattant de la deuxième guerre, a été amené à faire le choix de l’armée française contre celle du FLN et qu’il en payera le prix le plus fort, mais quand, bien des années après, il retrouvera à Paris Mohand qui a fait le choix inverse, les deux se rendront compte qu’ils n’étaient finalement pas si éloignés l’un de l’autre : ils pourront se serrer la main et constater qu’ils étaient heureux de se revoir.

De même, Naïma, qui s’interroge sur ses origines, ne cherche pas à dépasser, au terme de son voyage en Algérie, la contradiction à laquelle elle est confrontée (il y a des états qui demanderaient des énoncés simultanés et contradictoires pour être cernés) : Elle ne veut plus partir d’ici. Elle veut absolument rentrer chez elle.
Hamid, le père, a, lui définitivement verrouillé quelque chose en lui et décidé de construire sa vie sans la faire reposer sur les premières années de son enfance. Pour lui, l’Algérie n’est pas (n’est plus) un pays perdu mais un pays absent, ou du moins lointain.

D’une certaine manière, le texte d’Alice Zeniter procède de deux silences : celui d’Ali (Ali / Alice), vaincu, exclu (patriarche déchu) et condamné à survivre dans la misère des camps puis de ce quartier du Pont-Féron, voisin du plus grand centre Leclerc de France ; celui de Hamid qui a tiré un trait sur ce passé que Naïma voudrait retrouver : Je ne me souviens de rien, Naïma, répond-il à sa fille qui lui téléphone depuis le village où il est né et où elle se rend plus de soixante ans après cette naissance. Écrire, cela revient à prendre la parole pour ce grand-père et ce père qui ne peuvent ou ne veulent le faire. L’œuvre littéraire conjure un silence, compense un manque, des frustrations. Ce propos de Naïma, dans une conversation sur les récits de vie, prend, au demeurant une dimension programmatique :

Quand quelqu’un se tait, les autres inventent toujours et presque chaque fois ils se trompent, alors je ne sais pas, peut-être que les écrivains dont vous parlez se sont dit qu’il valait mieux tout expliquer tout le temps à tout le monde plutôt que de les laisser projeter sur le silence.

Inévitablement, le lecteur de L’Art de perdre est amené à s’interroger sur la part autobiographique d’un texte que l’on est tenté de ranger dans le genre du roman autobiographique. Alice Zeniter a mis beaucoup d’elle-même dans le personnage de Naïma et l’on pourrait multiplier les parallèles entre l’histoire de Naïma et celle d’Alice Zeniter. Son grand-père est bien un harki et les lieux évoqués (Kabylie, les camps, Flers et l’Orne) renvoient à son histoire personnelle et celle de sa famille. On pourrait aussi repérer les différences : Naïma n’écrit pas et elle a, par exemple, trois sœurs et non deux… Il y a finalement comme un jeu qui s’installe, de rapprochement et d’éloignement entre l’héroïne et l’écrivaine, jeu dans lequel se glisse subtilement l’instance narrative, régulièrement convoquée pour combler les creux laissés par l’enquête que mène le personnage sur ses origines (ni Clarisse ni Hamid n’ont parlé à leurs filles de la nuit où leur mère s’est pissé dessus et où la guerre du silence a pris fin). Le passé est donc vu à travers le regard de Naïma (Des années plus tard, Naïma se demandera s’il…), mais aussi commenté par un narrateur surplombant (C’est seul qu’il (Ali) se rend au rendez-vous qui – si je ne l’écrivais pas – sombrerait avec sa mort dans un oubli irrémédiable.).
Il est amusant d’observer que l’auteur a semblé, au départ, vouloir éviter toute confusion entre l’univers réel et celui de la fiction sur les dates de naissance (Hamid naît en 1953, son père en 1955) : si Alice Zeniter est née en 1986, la première fille de Clarisse et Hamid, Myriem, est, elle, née à la fin de 1975 ou au début de 1976, puisque l’on apprend que Clarisse est enceinte en août 1975 ; Naïma étant la troisième des quatre sœurs et les quatre étant d’âge assez proche, on peut situer son année de naissance autour de l’année 1980. Pour autant, quand on retrouve Naïma dans la troisième partie du roman en 2015-2016, elle est présentée comme un Parisienne de trente ans – ce qui, cette fois, la fait naître la même année qu’Alice Zeniter. Il est des circonstances où les flottements sur la chronologie narrative créent des effets de sens inattendus.

Au fil de la lecture, on croise aussi, dans ce roman aux vastes dimensions bien des questions d’ordre politique ou social, mais sans que cela conduise à des exposés théoriques artificiels. La colonisation est, évidemment, au cœur du récit et le regard porté sur l’indépendance de l’Algérie est teinté d’un certain désenchantement : on ne peut s’empêcher de considérer qu’il a un caractère prémonitoire par rapport à ces manifestations qui, depuis plusieurs mois, secouent le pays : Malgré le désordre, Ali et ses voisins tombent d’accord sur un point : livrer une guerre pareille et n’arriver ni à la stabilité ni à la démocratie, c’est un gâchis terrible. Regard désenchanté, peut-être, mais restauration progressive d’un lien entre les deux peuples autrefois en guerre lors du voyage de Naïma : À travers son récit, ses photographies, les petits cadeaux qu’elle a rapportés, c’est le pays tout entier qui rentre au Pont-Féron. Il faudrait mettre les cartes à jour : la Méditerranée est redevenue un pont et non plus une frontière. Ce n’est pas pour rien que les Grecs anciens utilisaient le terme pontos pour désigner la mer.
On aborde aussi la relation à l’autre et les différents aspects que peut prendre le racisme ordinaire. Et il y a enfin, parmi bien d’autres sujets, une réflexion qu’engage directement Naïma, dans la troisième partie, sur le terrorisme : Les têtes pensantes d’A-Qaida ou de Daech ont appris des combats du passé et elles savent pertinemment qu’en tuant au nom de l’islam, elles provoquent une haine de l’islam, et au delà de celle-ci une haine de toute peau bronzé, barbe, et chèche qui entraîne à son tour des débordements et des violences.

Mais, bien sûr, des trois personnages autour desquels s’organise cette sorte de saga qui nous fait parcourir une période qui s’étend du milieu du XXème siècle jusqu’à l’année 2016, c’est Naïma qui, pour bien des raisons, reste la figure dominante : le prologue lui est consacré, ainsi que toute la troisième partie ; si elle est absente des deux premières, c’est son enquête sur ses origines qui fournit le point de vue narratif dans celles-ci. Naïma dont le prénom peut être interprété comme une antiphrase : il signifie douce et délicieuse, alors qu’elle se place du côté de la colère (il y a, affirme-t-elle, deux tribus, celle de la Tristesse et celle de la Colère). Naïma qui cherche à savoir si elle a réellement oublié d’où elle vient. Un personnage fort, riche de ses ambiguïtés qui laisse une trace durable dans l’esprit du lecteur. Roman d’apprentissage ? L’auteur tient à nous mettre en garde au terme de cet itinéraire : il serait faux pourtant d’écrire un texte téléologique à son sujet, à la façon des romans d’apprentissage. Elle n’est arrivée nulle part au moment où je décide d’arrêter ce texte, elle est mouvement, elle va encore.

Il faudrait enfin, pour rendre pleinement justice au roman, s’attacher au travail d’écriture, à cette langue qui fait en sorte d’être toujours au plus près des personnages et de leurs émotions : le pays perdu revient les hanter et alors même qu’ils pensent être en train de l’oublier, ils le repeignent aux couleurs de la nostalgie. Les images sont nombreuses, toujours porteuses de sens et évocatrices (Ils regardent tous le rien de ce qui s’est dessiné dans les airs comme s’il s’agissait d’une cathédrale de dentelles.). On aimerait citer, par exemple, lors des retrouvailles entre Hamid et Annie, cette longue énumération qui vient traduire la rêverie dans laquelle celui-ci s’égare, mêlant dans une vision proprement fantastique éléments du paysage algérien (les hautes herbes éclaboussées des éclats de coquelicots), scènes d’enfance (Annie en robe d’été qui court dans les oliviers) et visions d’horreur liées à la guerre (odeur du pneu fondu chair éclatée homme feu qui trébuche homme fer tombé au sol) : le texte devient poème en prose, avec un effacement complet de la ponctuation.

L’Art de perdre est donc une œuvre où Alice Zeniter a mis beaucoup d’elle-même, transformant son itinéraire personnel en une matière proprement romanesque. L’ensemble, organisé avec rigueur, ne manque pas de souffle et tient parfaitement la distance. Et ce n’est que dans les dernières pages que son révélées les clés du récit, ces dernières pages où l’on trouve aussi l’explication du titre, emprunté aux vers de la poétesse américaine Elizabeth Bishop. Les lycéens, en tout cas, n’ont, une fois de plus, pas fait le choix de la facilité.

Commentaire écrit par Joël Lesueur