Allah n’est pas obligé – Ahmadou Kourouma
(Seuil 2000)
Quand on n’a pas de père, de mère, de frère, de sœur, de tante, d’oncle,
quand on n’a pas de rien du tout, le mieux est de devenir un enfant-soldat.
Les enfants-soldats, c’est pour ceux qui n’ont plus rien à foutre sur terre et dans le ciel d’Allah.
Dès les premières lignes l’essentiel est dit et le lecteur est sous le choc d’un propos d’une extrême brutalité. Car c’est d’une terrible réalité qu’il est question : le sort des enfants-soldats au cœur des guerres tribales qui ensanglantent l’Afrique noire. Ici on traversera, en compagnie de Birahima, le Libéria (nom de pays qui sonne avec une ironie tragique) et La Sierra Leone. Mais on ne peut pas ne pas penser aussi au Rwanda – d’avril à juillet 1994 – et au Burundi – ce qui invite à convoquer les œuvres de Jean Hatzfeld et Petit Pays de Gaël Faye. Et bien évidemment les écarts sont considérables entre Kourouma, Hatfzeld et Faye. Une même réalité, une même horreur, mais trois façons bien distinctes d’en rendre compte par l’écriture.
Un des éléments qui fait la singularité de l’œuvre de Kourouma est la question de la voix qui se fait entendre. Apparemment les choses sont simples : la forme utilisée est celle du roman à la première personne et le narrateur est le héros, en l’occurrence l’enfant-soldat Birahima. Un témoignage direct sur sa condition, dans la langue qui est celle d’un enfant de 12 ans qui a très tôt rompu avec l’école.
La situation d’énonciation semble, au demeurant, très clairement expliquée dans le dernier chapitre. C’est au terme de son parcours (soit en mai 97, Birahima est donc censé être âgé de 16 ans) qu’il décide d’écrire avec l’aide des quatre dictionnaires qu’il a récupérés – Sidiki qui en a hérité ne sachant qu’en faire. En fait il répond à une question que lui pose son cousin le docteur Mamadou, alors qu’il est installé à l’arrière d’un 4X4 :
« Petit Birahima, dis-moi tout, dis-moi tout ce que tu as vu et fait ; dis-moi comment tout ça s’est passé.
Je me suis bien calé, bien assis, et j’ai commencé : J’ai décidé. Le titre définitif et complet…
Le roman se referme en boucle et l’on retrouve, à partir de J’ai décidé l’incipit.
Poser ainsi un destinataire, socialement situé, c’est aussi affirmer la dimension d’oralité qui frappe à la lecture (jurons, parenthèses, invocations constantes d’Allah…). Birahima parle à Mamadou et du même coup au lecteur.
Mais l’auteur lui-même se contente-t-il vraiment de ce rôle de simple porte-parole ? S’efface-t-il volontairement et pleinement devant son héros ? On est endroit, à plusieurs reprises, de s’interroger. Les jugements portés, les analyses de la situation politique peuvent-ils être le fait d’un adolescent qui n’a forcément qu’une vue partielle d’événements auxquels il participe directement ?
On peut être tenté de considérer tout cela comme une faiblesse, un manque de vraisemblance par rapport au point de vue adopté. La langue (avec tous ses dérapages…) serait bien celle du personnage, mais le contenu même du récit excéderait ce qu’il est en mesure de connaître. Défaillance d’ordre technique ?
Et si, en fait, tout cela était pleinement assumé par l’auteur lui-même, un auteur qui s’autoriserait à faire entendre sa voix, quitte à aller jusqu’au coup de force. À cet égard, toute la première partie du chapitre 5 qui traite de l’évolution politique en Sierra Leone est révélatrice des droits que s’accorde Kourouma lui-même quand il parle de ce qu’il appelle le bordel au carré. La première personne s’efface et une voix s’élève, puissante, indignée, vengeresse même (aucun des dignitaires du continent africain n’échappe à son indignation). Une quinzaine de pages au vitriol au terme desquelles on revient sans ménagement à l’intrigue proprement dite :
Mais nous n’en sommes pas encore là.
Tout cela est arrivé bien après, beaucoup bien après. Après que nous avons bourlingué dans la zone occupée par Foday Sankoh et ses combattants de la liberté. (…) Et nous c’est nous (c’est-à-dire Yacouba le bandit boiteux, le multiplicateur de billets de banque, le féticheur musulman, et moi Birahima, l’enfant de la rue sans peur ni reproche, the small-soldier).
Quoi qu’il en soit, un roman reste une œuvre de création, repose sur des conventions négociées plus ou moins explicitement entre un auteur et un lecteur. Ce qui fait la force d’Allah n’est pas obligé c’est la cohérence de cette voix qui ne s’embarrasse d’aucune précaution oratoire, qui ose l’injure, l’inconvenance, bouscule les bienséances. Et finalement cette continuité importe plus que le strict respect des limites d’un point de vue. On est emporté par ce flux verbal, ce torrent de révolte et l’écho que l’on observe entre Kourouma et Birahima n’est peut-être pas que fortuit.
Le texte suit, bien sûr, l’errance de deux personnages à la recherche de cette tante qui a vocation à accueillir l’orphelin (on est dans le cadre d’une civilisation traditionnelle où des règles strictes régissent le fonctionnement d’une famille). Et il retrouve par là un certain nombre de modèles littéraires liés au roman d’aventure : un couple, une quête. Le prénom Birahima est fortement connoté : c’est une dérivation d’Abraham, lequel Abraham constitue un point de rencontre entre christianisme, judaïsme et islam. Pas trop de considérations psychologiques, mais plutôt une caractérisation d’ordre essentiellement fonctionnelle avec ce qu’on pourrait appeler des épithètes homériques : l’enfant de la rue sans peur ni reproche, l’enfant-soldat pour Birahima et le bandit boiteux, le grigriman musulman pour Yacouba. Jusqu’au bout ils resteront inséparables, mais, forcément, on s’attache d’abord à Birahima, ne serait-ce que parce que c’est lui qui parle.
Cette errance s’organise en trois étapes. Le chapitre 1 correspond aux origines familiales de Birahima, s’intéresse surtout au personnage de la mère et à son martyre ; il se déroule en Côte d’Ivoire (le pays d’Houphouët-Boigny dont il sera beaucoup question par la suite). Les chapitres 2 à 4 nous conduisent au Libéria et évoquent le parcours d’enfant soldat du héros. Enfin, les chapitres 5 et 6 se situent en Sierra Leone où Birahima poursuit sa carrière d’enfant-soldat.
On passe d’un épisode sanglant à un autre et, à chaque fois, une oraison funèbre est proposée, pour rendre hommage à une des victimes des affrontements qui ont lieu. L’histoire de Sarah, à la fin du chapitre 2, sert de modèle pour ces tombeaux successifs et offre une sorte de mise en abyme de l’ensemble du roman.
On ne peut donc que se féliciter du choix des lycéens et ce n’est pas sans raison que, à plusieurs reprises, Didier Decoin a insisté sur les regrets qu’il éprouvait, en tant qu’académicien, de ne pas avoir vu l’académie Goncourt décerner son prix à cette œuvre-là. C’était en l’an 2000, date forcément mémorable et cela reste, plus de quinze ans après, une lecture essentielle. Allah n’est pas obligé n’est pas un roman parmi d’autres, une réussite littéraire parmi d’autres. C’est un cri de révolte face à ce que l’homme porte en lui de plus inhumain, un hommage rendu à tous les faibles broyés par des intérêts qui les dépassent totalement, une dénonciation brûlante des crimes contre l’humanité qui continuent de se commettre sous nos yeux indifférents ou complices. Allah n’est pas obligé fait partie de ces œuvres (elles sont rares) dont la portée excède très largement le champ de la littérature dans lequel, pour autant, elles s’inscrivent.
Commentaire écrit par Joël Lesueur