Contours du jour qui vient  Léonora Miano  

(Plon 2006)

Laisse-moi sortir d’ici pour te dire en face : je saurai m’aimer sans que tu m’y aides.

Tu n’es rien pour moi que le trou par lequel j’ai dû me faufiler pour arriver sur terre…

Musango a neuf ans au début du roman (elle en paraît sept). Elle vit, dans la ville de Sombé au Mboasu, territoires imaginaires d’une Afrique en proie à la violence entre rebelles et loyalistes. Pratiques traditionnelles, rituels vaudous et christianisme dévoyé se mêlent dans cet univers plongé dans la nuit. Un terreau privilégié pour que se développent des sectes autour de gourous aux noms extravagants : Lumière, Don de Dieu, Vie Éternelle. Des sectes qui ne sont que les paravents d’activités criminelles :

Ils font dans l’arnaque spirituelle et dans la traite des femmes. (…)
Le cimetière se trouve en face de la vieille cathédrale de Sombé, depuis longtemps déserté par ses ouailles. Le dieu qu’on y prie a démontré l’impuissance de ses pouvoirs et d’autres illusionnistes ont pris sa place.

Musango en est victime et elle reste prisonnière trois ans, avant de finir par s’évader. C’est le début d’un itinéraire chaotique qui nous est rapporté en un prélude, deux mouvements séparés par un interlude et une coda : absence, volition, résilience, génération et licence.

Contours du jour qui vient c’est d’abord une voix, celle de Musango. Une Musango dont le destin tragique aurait pu s’achever à neuf ans, lorsque sa mère s’apprête à la brûler vive (Lorsque tu t’es saisie de la dame-jeanne de pétrole…) :

Tous, ils t’avaient vue me garnir les oreilles, les narines et le sexe de papier journal, afin que le feu prenne plus vite. Mes bras étaient attachés à la tête du lit. Tu m’avais sanglée les jambes après les avoir écartées. J’étais nue et ma peau portait encore les marques laissées par les bambous.

Cette scène proprement insoutenable ouvre le roman et traduit le poids des croyances dans un pays qui a perdu tous ses repères, la mère considérant que sa fille est possédée et qu’elle est responsable de tous ses malheurs. Musango sera finalement épargnée, mais jetée dehors, livrée aux hasards de la rue qui ne l’épargneront pas. Et c’est bien à cette mère dénaturée qu’elle s’adresse dans un discours aux accents vibrant d’une sourde révolte.

Mais il faut que tu saches, mêmes si tu ne comprends pas, que je n’abdiquerai pas mon unique certitude : le droit et le devoir de vivre.

Comme dans le cas de Kourouma, cette voix ne cherche pas à coller à une stricte vraisemblance : ce qui serait accessible à une adolescente qui a été très tôt livrée à elle-même. Il s’agit plutôt de faire entendre un chant, celui des victimes d’un continent martyrisé. L’épigraphe Pour cette génération prend, à cet égard, tout son sens, comme les vers de Glissant cités en clôture :

À cette génération, je veux laisser la parole du poète :
J’ai cette terre pour dictame au matin d’un village
Où un enfant tenait forêt et déhalait rivage
Ne soyez pas les mendiants de l’Univers
L’anse du morne ici recomposée nous donne
L’émail et l’ocre des savanes d’avant temps

Musango devient ainsi porte-parole de tout un peuple à travers ce qui s’apparente à un récit initiatique. Les différentes étapes en sont marquées avec une force particulière. Ce n’est pas pour rien, par exemple, que les fidèles de Lumière et ses acolytes célèbrent leur culte dans une ancienne boîte de nuit, le Soul Food. Il s’agit bien de dépasser ces illusions que représentent à la fois les éclairages artificiels de la boîte de nuit et les incantations des gourous pour retrouver le sens de la vie :

Je crois à l’authentique plaisir de vivre l’alternance de la mélancolie et de la joie, et je crois que la misère est une circonstance, non pas une sentence.

Le récit mêle aussi réalisme et onirisme. Réalisme de la description de la ville de Sombé et des situations vécues par Musango. Onirisme présent dans plusieurs épisodes et singulièrement dans la partie intitulée interlude au cours de laquelle elle est secourue par son double devenu une vieille femme qui vit à l’écart, dans une grotte.

Le titre Contours du jour qui vient (Léonora Miano a une prédilection pour le rythme de l’hémistiche d’un alexandrin) dit bien le mouvement d’ensemble d’une œuvre qui nous conduit de la nuit la plus sombre vers une forme de lumière. Si la première partie est essentiellement consacrée à une sorte de plongée dans l’abîme, l’enfermement dans la maison dans la brousse constituant le cœur de cette plongée, les choses s’inversent à partir du moment où Musango s’échappe du Soul Food et parvient à affirmer son indépendance. La rencontre de Madame Mulonga est déterminante, à ce moment-là, et la relation à la mère peut être posée en d’autres termes que précédemment. Se trouve ainsi préparée une seconde rencontre, celle-là proprement décisive, avec Mbambè, la grand-mère qui recueille auprès d’elle Musango et lui livre, dans un récit à portée eschatologique, une forme de révélation sur le sens de la vie.

Ce mouvement, de l’ombre vers les contours du jour qui vient est porté par une langue d’une grande beauté poétique, au souffle puissant. Le texte respire au rythme des émotions de son héroïne et les références aux traditions africaines comme la présence de termes renvoyant directement à cet espace géographique imposent une couleur spécifique. Des phrases brèves, le plus souvent juxtaposées. Des images frappantes. Des anaphores qui viennent souligner les éléments essentiels. Il y a une pulsation qui est celle, sans doute, de la musique de jazz à laquelle les références sont nombreuses au sein du texte.

Contours du jour qui vient forme avec L’Intérieur de la nuit, l’œuvre précédente, un diptyque douloureux (Ayané, l’héroïne de L’Intérieur de la nuit, réapparaît fugitivement dans Contours du jour qui vient). On y découvre un univers de violence où les prédicateurs de sectes millénaristes se nourrissent de la souffrance d’un peuple sans espoir. Musango, en dépit de toutes les épreuves auxquelles elle est confrontée, affirme une volonté indéfectible de vivre. Roman initiatique donc qui propose à son lecteur un parcours rude, certes, mais qui n’aboutit en aucun cas à un bilan désespérant. Hommage aussi à une tradition orale, portée ici par la voix de Musango, qui veut que la sagesse se transmet de génération en génération au travers des récits d’un conteur : à son Enguinguilayé doit répondre le Ewesé  de celui auquel il s’adresse.

Commentaire écrit par Joël Lesueur