Frère d’âme  David Diop

(Seuil 2018)

Nous étions comme deux frères jumeaux sortis le même jour ou la même nuit du ventre de leur mère.

Les tranchées de la première Guerre mondiale. Alfa Ndiaye, tirailleur sénégalais, assiste, impuissant, à la longue agonie (du matin aux aurores, au soir) de Mademba Diop, son plus que frère, qui a les tripes à l’air. Il s’en veut de n’avoir pu se résoudre à abréger ses souffrances. Pour le venger, il décide de tuer des yeux bleus et  de leur couper une main. Considéré d’abord comme un héros, il finit par inquiéter ses compagnons d’armes et on l’envoie à l’arrière se faire soigner. C’est là qu’il est pris en charge par le docteur François et ses nombreuses filles.

Deux parties donc.
La première nous fait vivre les hostilités au front et nous assistons aux attaques lancées par le capitaine Armand, officier animé par sa volonté de faire l’amour avec la guerre. Des attaques absurdes et sanglantes, Mademba étant victime de l’une d’elles. Il est question aussi d’une tentative de mutinerie, impitoyablement réprimée.
La seconde parle du traitement subi par le héros à l’arrière et c’est l’occasion de découvrir les circonstances qui l’ont conduit à s’engager aux côtés de son frère d’âme. Une plongée, en même temps, dans l’univers de l’Afrique d’où il vient, avec ses paysages, ses traditions, ses rituels.

C’est un voyage au bout de l’enfer qui nous est ici proposé. À la sauvagerie de la guerre vient répondre la cruauté d’Alfa Ndiaye, habité par ce qui devient une idée fixe : faire subir à des yeux bleus le sort qui a été celui de Mademba et leur trancher la main avec son coupe-coupe pour la rapporter en trophée. Un trophée qu’il conserve avec lui, jusqu’à réunir sept mains d’ennemis (la première de la série ayant été cédée à un compagnon d’armes). Pour autant, le capitaine Armand, à travers le châtiment qu’il fait subir aux sept soldats qui se sont rebellés, n’a rien à lui envier. On pourra voir, dans cette dimension de témoignage que comporte l’œuvre, une forme d’hommage rendu à des oubliés de l’Histoire : les tirailleurs sénégalais. La deuxième partie, si elle nous éloigne du théâtre des opérations et se présente sous une tonalité assez différente, n’en demeure pas moins empreinte de cette violence qui parcourt l’ensemble du texte.

Il n’en reste pas moins que l’essentiel, ici, est sans doute cette voix que David Diop nous fait entendre. On joue sur l’oralité, marquée, en particulier par la récurrence de formules sans cesse reprises : Par la vérité de Dieu… ou encore je sais, j’ai compris. À la question qui parle ? la réponse est loin d’être aussi évidente qu’il y paraît au premier abord. Certes c’est bien Alfa Ndiaye qui s’adresse à nous. Mais un Alfa Ndiaye qui est parvenu au bout de son itinéraire et qui a subi une sorte de métamorphose au terme de laquelle il connaît une nouvelle naissance :

Où suis-je ? Il me semble que je reviens de loin… Je me sens m’incarner… Je sais, j’ai compris que c’est cette voix qui vient de loin qui va me donner un nom. Je sais, j’ai compris, la voix va me baptiser bientôt.

Et l’énigme de cette voix ne se résout qu’au travers d’un apologue qui demande à être interprété :

Tout le monde connaît l’histoire de ce prince sorti de nulle part pour épouser la fille capricieuse d’un roi vaniteux…

Mystère donc, teinté d’onirisme et de poésie, alors que la scène qui suscite cette révélation correspond à une relation sexuelle dont les détails sont donnés avec une certaine crudité.
Finalement on ne sait plus trop qui d’Alfa ou de Mademba nous interpelle :

Par la vérité de Dieu, je te jure qu’à l’instant où je nous pense, désormais lui est moi et moi suis lui.

On aura aussi à l’esprit qu’Alfa et Mademba ne parlent pas français (le capitaine Armand doit faire appel à un interprète pour échanger avec Alfa : le vieux Ibrahima Seck, terrorisé par les pouvoirs de celui qu’il considère comme un dëmm, un démon dévoreur d’âmes), mais le wolof. Et forcément cette langue un peu étrange que David Diop nous fait entendre est marquée par les singularités de cette autre langue souterraine. Rythme quasi incantatoire, puissance des images qui traversent le texte : on signalera, en particulier, toutes celles qui se réfèrent à la sexualité, puisque les tranchées sont les deux lèvres ouvertes d’un sexe de femme. Eros et thanatos sont étroitement mêlés, indissociables. Le locuteur ne cesse de souligner sa présence, impose sa personnalité inquiétante à ses compagnons comme au lecteur. Il transforme cet épouvantable bain de sang qu’est la première Guerre mondiale en un jeu pervers où les sentiments n’ont pas leur place, comme c’est le cas dans l’épisode de Jean-Baptiste  qui multiplie les facéties et part au combat avec une main ennemie accrochée à son casque. Tout cela n’empêchant pas de bien rendre compte de la folie de la guerre.

David Diop impose donc un univers fait de sang, de violence et d’une poésie singulière. La réalité de la boucherie qu’a été la guerre de 14 est bien présente, mais sans que l’on sache très bien où se situe l’action racontée ni quand exactement. Mais Frère d’âme c’est d’abord la puissance d’une voix au sein de laquelle viennent se fondre deux personnalités et deux destins.

Que les lycéens aient choisi de couronner cette œuvre envoutante l’année du centenaire de l’armistice du 11 novembre mérite d’être salué.

Commentaire écrit par Joël Lesueur