Farrago – Yann Appéry  

(Grasset 2003)

Soudain, une étoile filante a traversé le ciel.
« Fais un vœu », a dit Fausto.

Je n’ai pas hésité : « Je souhaite avoir un destin, j’ai murmuré.

Je souhaite vivre une histoire qui fasse de ma vie un destin. »

Farrago c’est une bourgade perdue de la Californie du nord. Très loin des fastes de Frisco ou d’Hollywood. On y découvre Homer Idlewilde en 1973, endormi dans le tambour d’une vieille machine industrielle, abandonné dans une décharge municipale. Une sorte de Diogène moderne, en somme. Et nous voilà partis pour un long récit aux méandres sans fin dont on a, au départ, bien du mal à cerner les enjeux.

Autour d’Homer gravitent de nombreux personnages. Les uns incarnent une forme d’autorité : le maire, le shérif et surtout le couple que constituent le révérend Poach et l’épicier Fausto que l’on vient consulter lorsque l’on a u problème à résoudre (l’église et l’épicerie se situent, au demeurant, l’une en face de l’autre : religion contre sagesse laïque). Les autres sont, comme, Homer, des déclassés, des marginaux : Elijah avec lequel Homer entretient une relation à la fois étroite et régulièrement conflictuelle (on échange contradictoirement et on finit par en venir aux mains), Duke qui a, un jour, connu une illumination et qui, depuis, s’est installé dans la décharge municipale où il coule des jours heureux, d’autres encore, et puis, côté féminin, les occupantes de la maison close dont celle qui répond au doux prénom d’Ophelia.

Homer, narrateur de ce roman à la première personne, a besoin de se libérer régulièrement de ses réserves de méchanceté – ce qui le conduit à commettre des forfaits et à faire des séjours en prison. Après quoi il retrouve son calme et sa bonhomie et redevient le meilleur des hommes.

L’intrigue principale s’étend sur une durée resserrée : quelques mois de l’année 1973. Deux dates précises sont indiquées au sein du texte : le 1er mai, moment où Elijah lance son activité de forgeron, et le 12 juillet, point de départ du dénouement. Mai 1973, c’est aussi le moment où le scandale du Watergate entre dans une phase critique pour le président en place Richard Nixon. Quelques événements marquant viennent jalonner cette durée resserrée : le déplacement du tambour par Homer et Elijah depuis la décharge, la liaison entre Homer et Ophelia, l’opération commando dans la mine, l’expédition dans la Sierra vers Mount Forever de Duke, accompagné d’Homer et Ophelia, l’installation d’Homer dans la tour de Rainbow Point.

En contrepoint de cette intrigue principale centrée sur le héros narrateur, on trouve un certain nombre de récits insérés (on a là une forme qui renvoie à la tradition du roman picaresque dont s’inspire, bien évidemment, le texte d’Apperry). Des récits insérés qui sont autant d’étapes dans la formation d’Homer. La plupart de ces récits insérés sont assez brefs : William Upcott, rencontré en prison ; en relation avec la tour de Rainbow Point, les séjours qu’y ont faits l’Indien Ananda Sigindshu et le gangster Luther Wallace ; histoire d’amour vécue par le jeune Duke avec Prudence ; destinée criminelle de Walter Barnes, le serial dentist. Autant de plongées dans des époques antérieures qui créent des ouvertures sur le passé des personnages. Mais c’est surtout le récit fait par Fausto qui est déterminant (Le récit de Fausto m’avait tenu en haleine toute la nuit…) : il occupe une quarantaine de pages et provoque une prise de conscience d’Homer :

j’ai de nouveau été envahi par une vague de fierté et j’ai compris, je crois, ce que je sentais en moi. C’était la fierté d’être un homme, un être humain.

Et l’épisode s’achève significativement ainsi :

Soudain une étoile filante a traversé le ciel.
« Fais un vœu », a dit Fausto. Je n’ai pas hésité : « Je souhaite avoir un destin, j’ai murmuré. Je souhaite vivre une histoire qui fasse de ma vie un destin. »

Il faudrait, bien sûr, analyser en détail pour quelles raisons la confession de Fausto apporte au héros quelque chose qui est de l’ordre d’une révélation. Disons qu’il y a, dans le cas de Fausto, une trajectoire sociale, avec une ascension brutale puis un retrait (installation dans l’épicerie de Farrago), une intrigue amoureuse (rencontre de Bess Brown et coup de foudre réciproque) et, surtout, le surgissement d’un sentiment de culpabilité lié à la trahison de John Smith (John Smith que Fausto cherche désespérément à retrouver : mais comment retrouver le bon John Smith ?).

Farrago est un étrange roman, un brin labyrinthique. On passe d’un registre à l’autre et le rire côtoie l’émotion. Homer, au contact des trois figures qui comptent vraiment pour lui (Elijah, l’ami proche, Duke le noir septuagénaire qui a reçu, un jour, une illumination et a, depuis, choisi de vivre retiré dans une décharge et Fausto, le guide spirituel) se révèle progressivement à lui-même, passe d’une existence aventureuse et chaotique à une forme de sagesse fondée sur un accord profond avec les forces naturelles. Mais c’est aussi la rencontre d’Ophelia, la putain qui rêvait d’être star à Hollywood, qui joue un rôle déterminant. Ophelia dont il aime follement la poitrine.Roman picaresque, roman d’initiation, roman en forme de road-movie, roman d’amour. L’Ouest américain n’est pas ici qu’un simple décor destiné à créer du dépaysement : il fait surgir tout un univers poétique nourri des œuvres de Kerouac, de Walt Whitman, des valeurs de la beat generation et qui prend racine dans le romantisme anglais (Keats) ou allemand (on pense forcément à Hölderlin qui passe les trente dernières années de sa vie enfermé dans sa tour de Tübingen).

Homer se découvre donc finalement poète au terme de son itinéraire spirituel. Et Fausto peut le ranger à juste titre parmi les virtuoses de l’oisiveté :

« Tu cultives l’art de perdre ton temps et à ta place, la plupart des gens craqueraient au bout d’une semaine. », lui dit-il à ce propos.

Commentaire écrit par Joël Lesueur