Petit Pays Gaël Faye  

(Grasset 2016)

 

Le génocide est une marée noire, ceux qui ne s’y sont pas noyés sont mazoutés à vie.

Gabriel / Gaby, héros et narrateur de Petit Pays, vit à Bujumbura, capitale du Burundi. Âgé de dix ans lorsque débute le roman, il est le fils d’un Français et d’une Rwandaise qui s’est réfugiée au Burundi. Sa vie est celle d’un enfant ordinaire, auprès d’une sœur cadette Anna et au sein d’une bande de cinq copains. Mais cet équilibre va se trouver détruit par des événements d’ordre personnel (la rupture entre ses parents) et d’ordre politique (les affrontements sanglants entre Hutus et Tutsis et le coup d’état militaire qui aboutit à la mort du président élu).
Le lien qui unit l’intime et la vie sociale est au cœur de l’œuvre et c’est à partir d’expériences personnelles (le conflit avec Francis, en particulier) que le narrateur fait comprendre comment la violence peut s’emparer de l’individu et lui faire perdre toute humanité. Du coup le génocide rwandais qui constitue l’arrière-plan de l’intrigue finit par envahir tout l’espace narratif et par imposer son caractère propre. Tous s’en trouvent ou détruits ou mazoutés à vie. Peur et violence sont, dans cette perspective comme les deux faces d’une même réalité.

Roman à la première personne donc. Ce qui pose, bien sûr, la question de la dimension autobiographique, question à laquelle on ne saurait échapper à la lecture de Petit Pays. Les points communs sont évidents et ce n’est à l’évidence pas par hasard que Gabriel fait écho à Gaël. Comme Gabriel, Gaël Faye a un père français et une mère rwandaise. Comme Gabriel, Gaël Faye est né en 1982 (on fête le onzième anniversaire de Gaby en juin 1993). Il y a sans doute beaucoup d’autres similitudes et l’expérience du personnage de Petit Pays se nourrit très largement de ce qu’a pu vivre l’auteur au cours de son enfance au Burundi. Des paysages, des sensations, des rencontres, des émotions, des événements, bien sûr…

Pour autant la part d’invention ne doit pas être mésestimée : le destin des parents de l’auteur est, heureusement, bien différent de celui des parents du héros. Disons que la part d’invention pousse vers une dimension de noirceur en relation directe avec la tragédie que connaissent Rwanda et Burundi dans les années quatre-vingt-dix. Ainsi les premières élections libres qui sont organisées au Burundi le 1er juin 1993 débouchent sur un coup d’état militaire et un chaos général autorisant toutes les exactions. Quant aux tensions ethniques elles aboutissent à un génocide épouvantable, d’avril à juillet 1994, génocide sur lequel la communauté internationale semble avoir largement fermé les yeux.

L’authenticité du propos se fonde sur l’authenticité d’une expérience : en l’absence de celle-ci, on supporterait difficilement le traitement romanesque qui nous est ici proposé d’événements aussi dramatiques. Le regard de l’enfant donne, en outre, une intensité particulière à l’ensemble. Un enfant qui est, tout à la fois, effrayé par ce qu’il observe autour de lui, révolté par l’horreur omniprésente, mais aussi contraint à devenir acteur d’une violence qu’il réprouve profondément. L’adulte qu’il est devenu (celui que l’on entend dans le prologue) ne peut que s’interroger sur ce processus :

Je ne sais vraiment pas comment cette histoire a commencé.

Puis, un peu plus loin :

Je me demande encore quand, les copains et moi, nous avons commencé à avoir peur.

Finalement, la seule note d’espoir est apportée par la relation qu’entretient Gaby avec une voisine, Mme Economopoulos, relation qui lui donne accès à la lecture. Il découvre ainsi Le vieil Homme et la mer d’Hemingway, le Journal d’Anne Frank ou encore L’Enfant et la rivière d’Henri Bosco.

Grâce à mes lectures, j’avais aboli les limites de l’impasse, je respirais à nouveau, le monde s’étendait plus loin, au delà des clôtures qui nous recroquevillaient sur nous-mêmes et sur nos peurs.

Petit Pays apparaît donc comme un vrai roman qui met en scène des personnages fortement individualisés, mais également comme un témoignage précieux sur une période particulièrement sombre de l’histoire récente. Il nous rappelle que les forces qui sont à l’origine d’un génocide restent bien présentes et qu’elles peuvent se réveiller à tout moment, conduire même ceux qui en sont le plus éloignés à commettre des actes monstrueux. Il nous interroge aussi sur les différences qui sont faites, en la matière, selon que les victimes appartiennent à telle ou telle communauté, et ce en dépit des affirmations convenues sur l’universalité des droits de l’homme.

Commentaire écrit par Joël Lesueur