Instruments des ténèbres – Nancy Huston

(Actes Sud 1996)

La vérité n’est ni la lumière permanente éblouissante, ni la nuit noire éternelle ;

mais des éclats d’amour, de beauté et de rire, sur fond d’ombres angoissantes ;

mais le scintillement bref des instruments au milieu des ténèbres…

Nadia, héroïne et narratrice de ce roman à la première personne a fait le choix de retirer le i à son prénom. Elle écrit, vit à New-York et entretient un étrange dialogue avec son daimôn. Mais surtout elle tient ce qu’elle appelle son carnet scordatura (la scordatura c’est la discordance, mais scordare c’est aussi oublier) : regard sans concession sur elle-même et ses proches, mise en question de l’écriture. Et puis elle fait surgir d’un passé lointain (la scène initiale se déroule en 1686) ce qu’elle appelle la sonate de la résurrection : on notera que sa mère, violoniste professionnelle a dû abandonner son instrument sous la pression de son mari et du fait de ses grossesses successives. Cette sonate de la résurrection évoque le destin de deux jumeaux (Barbe – celle qui est née coiffée – et Barnabé) dont la mère est justement morte en couches.

Le texte s’organise autour de ces allers et retours entre présent et passé, entre journal d’un écrivain et récit d’une vie située dans un arrière-plan historique (le règne prestigieux de Louis XIV). Et puis, peu à peu, on découvre les liens bien plus étroits qu’on ne l’imaginait qu’entretiennent entre elles ces deux composantes de l’œuvre, comme, au demeurant, Nadia/Nada et Barbe.

Le titre dit assez la couleur sombre que prend l’entrelacement de ces deux thèmes musicaux qui constituent l’œuvre dans son ensemble. Le Prince des Ténèbres n’est finalement jamais bien loin : la sonate de Tartini dite trille du diable est, d’ailleurs, au cœur même du drame qui se joue. C’est elle que jouait la mère de Nada lorsque son époux est venu briser sa carrière par une intervention intempestive, c’est elle qui donne aussi une sorte de clef de lecture : Pourquoi nous accorde-t-on, alors, comme à Tartini dans son rêve, ces aperçus du paradis : de ce que ce serait de vraiment vivre, de vraiment baiser, de vraiment écrire. La scordatura, en somme…

Le travail d’écriture est ici très remarquable. Chacune des deux composantes du roman (la scordatura et la sonate de la résurrection) est fortement caractérisée : aspect incisif, âpre, grimaçant même de l’une (à l’image de Nada  – transformation de Nadia – et de ce jumeau mort-né auquel elle a donné, à partir du prénom supposé Nathan, celui de Nothin’) ; souci d’effacement du narrateur en faveur d’une forme d’objectivité narrative (avec un présent qui actualise cette histoire ancienne et une utilisation presque constante du point de vue de Barbe) dans le cas de l’autre.

Une œuvre forte, incontestablement, à la construction parfaitement maîtrisée qui donne à voir la dureté du monde et des rapports humains. On ne peut que saluer ce choix des lycéens qui, comme souvent, ne correspond pas nécessairement à ce qu’on attendrait de leur part.

Commentaire écrit par Joël Lesueur