Le quatrième Mur Sorj Chalandon

(Grasset 2013)

 – Le quatrième mur, c’est ce qui empêche le comédien de baiser avec le public, a répondu Samuel Akounis.
Une façade imaginaire, que les acteurs construisent en bord de scène pour renforcer l’illusion. Une muraille qui protège leur personnage. Pour certains, un remède contre le trac. Pour d’autres, la frontière du réel.

Samuel Akounis (Sam), juif grec, et Georges, le narrateur, sont tous deux metteurs en scène et militent dans des mouvements d’extrême-gauche. Ils se rencontrent en 1974, alors que Sam, de dix ans plus âgé, a fui le régime des colonels. Georges se marie avec Aurore et ils ont une fille, Louise, en 1980. Deux ans plus tard, Georges retrouve Sam, hospitalisé pour un cancer. Ce dernier avait pour projet de monter l’Antigone d’Anouilh à Beyrouth avec des représentants des différentes communautés en guerre. Son état de santé ne lui permet pas de mener à terme ce projet et il demande à son ami de le faire à sa place.
Antigone était dos au mur, fusillée par la ville entière.
Georges accepte, en dépit des réticences d’Aurore et se trouve confronté à la violence des combats.

Le récit couvre une dizaine d’années. La première partie évoque le Paris post-soixante-huitard, avec les affrontements violents entre groupes gauchistes et groupes d’extrême-droite. La seconde partie, elle, a pour théâtre principal le Beyrouth du début des années quatre-vingt, le point de repère historique majeur étant les massacres de Sabra et Chatila, perpétrés entre le 16 et le 18 septembre 1982. Bien évidemment, même si l’on est tenté de voir, dans cette construction, une forme de mise en parallèle, les affrontements parisiens sont sans commune mesure avec la guerre civile libanaise qui constitue le cadre principal de l’œuvre.

Le personnage de Georges, par son statut de narrateur, est au cœur du récit. Notons, que, né en 1950 (il a 24 ans en 1974), il est de deux ans plus âgé que l’auteur ; cela fait qu’il accède à ce qu’on peut considérer comme l’âge adulte l’année des événements de mai. Fils d’enseignant, étudiant attardé en Histoire, pion dans un collège, il rassemble bien des caractéristiques du militant de cette époque. À cela s’ajoute un goût très marqué pour le théâtre et la mise en scène qui le rapproche de Sam dont le parcours personnel est d’une autre nature (il a affronté directement le régime des colonels en Grèce, son pays d’origine).

Mais la question que pose surtout le texte de Chalandon est celle du traitement romanesque de la guerre civile du Liban et, singulièrement, du massacre de Sabra et Chatila, d’autant qu’on sait que Chalandon a couvert, comme journaliste, cet épisode tragique et qu’il est personnellement entré dans ces camps juste après le massacre. En mêlant événements réels et fiction (autour du destin particulier d’Imane), il prend un risque – celui de sortir du rôle de témoin. Face au drame d’un peuple, est-on autorisé à adopter les techniques qui sont celles d’un écrivain jouant sur des sentiments et des procédés stylistiques ? On se gardera de trancher définitivement un tel débat, mais il est important d’en poser les termes.

Quoi qu’il en soit, on découvre lors des déplacements successifs de Georges à Beyrouth (les deux premiers pour préparer la représentation, le troisième dans un but bien différent) ce que sont les différentes forces en présence. Le traitement romanesque permettant d’incarner de manière directement accessible des réalités dont le lecteur n’a qu’une idée un peu lointaine et abstraite. Il y a forcément une part de naïveté dans le projet de Sam, mais cette part de naïveté que reprend à son compte son ami est au service de valeurs essentielles qui sont défendues avec force.
S’agissant de la construction d’ensemble, on soulignera l’efficacité assez remarquable du chapitre d’ouverture qui anticipe volontairement sur le dénouement (il se situe le 27 octobre 1983, date à laquelle s’achèvera le récit). On est au plus près de la violence des combats, aux côtés du héros et l’écriture, comme c’est en plusieurs endroits le cas dans l’œuvre, use de phrases très brèves, qui claquent comme des balles, la parataxe donnant à la narration un caractère haché et haletant.

Le quatrième Mur propose donc, par le biais de la confrontation entre l’univers du théâtre et celui de la guerre, un regard original sur le conflit libanais. Il a fait découvrir à des lycéens qui y ont été sensibles (le prix Goncourt des lycéens en porte témoignage) un univers marqué par les affrontements entre communautés ennemies. Au delà du contexte particulier ici évoqué (le Liban des années quatre-vingt), les questions d’ordre géopolitique abordées continuent de se poser dans le monde d’aujourd’hui – ce qui a le grand mérite d’inciter le lecteur, jeune ou moins jeune, à une vraie réflexion.

Commentaire écrit par Joël Lesueur