Le Rapport de Brodeck  Philippe Claudel

(Stock 2007)

 

L’idiotie est une maladie qui va bien avec la peur. L’une et l’autre s’engraissent mutuellement, créant une gangrène qui ne demande qu’à se propager.

Le récit débute au moment où, juste après l’assassinat de l’Anderer (un personnage mystérieux, arrivé trois mois avant de l’étranger et dont on ignore jusqu’un nom), les hommes du village contraignent Brodeck à rédiger un rapport dans lequel il rendra compte des événements (l’Ereigneïs) et justifiera l’assassinat. Parallèlement, Brodeck décide de raconter sa propre histoire (Écrire soulage mon cœur et mon ventre), mais fait en sorte de garder secret ce projet. Il évoque ses origines : il a perdu sa mère au cours d’une guerre et a été recueilli par une femme, Fédorine qui, depuis, vit auprès de lui. Il parle d’une autre guerre, celle qui a conduit à son incarcération dans un camp où il a passé deux longues années dans ce qu’il nomme le Kazerskwir (le cratère), réduit à la condition d’un chien : promené en laisse, obligé de se déplacer à quatre pattes, il a subi les pires humiliations. Juste avant il avait été étudiant dans la capitale et y avait rencontré Emélia avec qui il a fait sa vie. Quelques mois après son retour du camp, il se lie avec l’Anderer qui finit par s’attirer l’hostilité de tous, jusqu’ à un dénouement tragique dont tous sont complices.

Le personnage de Brodeck est, bien sûr, au cœur du roman (Je m’appelle Brodeck et je n’y suis pour rien). Et l’on suit les étapes d’une confession aux couleurs tragiques qui bouscule la chronologie pour adopter un déroulement essentiellement personnel, jusqu’à une révélation finale qui donne sens à l’ensemble. Ce qui produit une tension dramatique croissante.

Je ne suis pas conteur. Ce récit, si jamais il est lu, le prouve assez, où je ne cesse d’aller vers l’avant, de revenir, de sauter le fil du temps comme une haie, de me perdre sur les côtés, de taire, peut-être, sans le faire exprès, l’essentiel.

Victime d’une Histoire qui l’a définitivement broyé, il s’interroge sur la possibilité de trouver une forme d’apaisement. Peut-être en racontant ? Mais est-ce vraiment possible ?

Je ne sais pas si l’on peut guérir de certaines choses. Au fond, raconter n’est peut-être pas un remède si sûr que cela. Peut-être qu’au contraire raconter ne sert qu’à entretenir les plaies, comme on entretient les braises d’un feu, afin qu’à notre guise, quand nous les souhaiterons, il puisse repartir de plus belle.

Son rapport à l’écriture est, au demeurant, complexe (il utilise une très vieille machine : il lui arrive de se bloquer sans m’avertir comme si elle se cabrait). S’entrelacent, en fait, trois types de rapports dont il est l’auteur: les brèves notices sur l’état de la flore, des arbres, des saisons et du gibier, de l’étiage de la rivière Staubi, de la neige et des pluies qu’il adresse à l’Administration, le compte rendu de l’Ereigneïs qu’il doit remettre au maire Orschwir et, bien sûr, ces Confessions, au sens rousseauiste, qu’il entreprend de rédiger et que le lecteur découvre. Confessions qui, d’une certaine manière, amalgament ces trois productions écrites.
Si des dates précises permettent de suivre le déroulement des événements (l’arrivée de l’Anderer un soir de printemps (mai ?), son assassinat au début du mois de septembre, la remise du rapport à Orschwir en décembre), il est impossible de dater la guerre dont il est question, même si l’on pense inévitablement à la Seconde guerre mondiale. Mais Claudel a fait en sorte de brouiller les pistes : seul le train dans lequel Brodeck est déporté donne une vague idée. Mais on se déplace à cheval et on s’éclaire à la bougie. La volonté est bien de créer un univers hors du temps. L’on retrouve la même imprécision au plan géographique : le village n’a pas de nom, pas plus que la capitale. La langue utilisée a simplement des consonances germaniques et l’on se situe dans une région orientale.

Autour du héros Brodeck, le système des personnages est essentiellement masculin (les trois figures féminines aimées de Brodeck – Fedorine, Emélia et la petite Poupchette – sont, elles, des victimes touchantes et innocentes). Et si l’on excepte l’Anderer et quelques êtres que l’on voit fugitivement, il s’agit bien de ces âmes grises auxquelles s’intéresse l’auteur. Mais disons d’un gris bien sombre, serait-on tenté de dire.

Ces femmes qui nous ont mis au monde et qui nous regardent le détruire, qui nous donnent la vie, et qui, ensuite, ont tant de fois l’occasion de le regretter.

Une humanité largement gangrénée et marquée par le poids d’une culpabilité diffuse. Et qui peut basculer, en certaines circonstances, vers le mal absolu. La guerre, en particulier, y conduit. Et, au sein du camp, la Zeilenesseniss qui, avec son bébé, assiste chaque jour à la pendaison d’un prisonnier arbitrairement désigné est une créature terrifiante. Âmes grises, pour autant, dans la mesure où ceux que l’on croit les plus marqués par le mal (Orschwir le maire, Schloss l’aubergiste) peuvent révéler des aspects attachants et, à l’inverse, ceux qu’on croit essentiellement vertueux sont aussi capables du pire (Limmat et Diodème, les deux instituteurs).

Les hommes sont parfois si maladroits qu’on les prend pour le contraire de ce qu’ils sont vraiment.

L’écriture a ici une puissance d’évocation admirable, au service d’une vision du monde sans aucune concession. Il faudrait insister sur la force des images qui n’ont jamais un caractère décoratif, mais disent les émotions d’un narrateur égaré dans un univers dont il ne comprend pas le sens.

Pourquoi ai-je dû, comme des milliers d’autres hommes, porter une croix que je n’avais pas choisie, endurer un calvaire qui n’était pas fait pour mes épaules et qui ne me concernait pas ?

On retiendra, par exemple, tout le bestiaire associé aux différents personnages : Schloss et son regard de taupe sournoise, Vurtenhau, un paysan à tête de lapin, Zungfrost qui ressemblait à une grosse volaille, Hausorn qui faisait songer à un énorme insecte, une sorte de grosse mouche qui aurait volé le corps d’un homme décapité pour y planter rageusement sa tête, Göbbler et son odeur de poule ; et, à l’inverse Emélia est une mésange fragile et vive et Poupchette comme une musaraigne. Fleurs du mal, à la manière de Baudelaire, comme y fait penser ce propos adressé à la petite Poupchette :

Je te dis que de l’horreur naît parfois la beauté, la pureté et la grâce. Je te dis que je suis ton père à jamais. Je te dis que les plus belles roses viennent parfois dans une terre de sanie.

On ne sort pas indemne d’une telle lecture. Qu’un texte comme celui-là ait été lauréat du Goncourt des lycéens dit l’acuité de leur jugement. On a sans aucun doute là une œuvre majeure de la littérature de ce XXIème siècle qui débute, une œuvre appelée à devenir un classique, comme en témoigne la place qu’elle occupe d’ores et déjà dans les choix des enseignants de lycée. À la manière de ces portraits et paysages que l’Anderer expose sur les murs de l’auberge de Schloss, Le Rapport de Brodeck, qui, avec Les Âmes grises et La Petite Fille de monsieur Linh, s’inscrit dans une sorte de trilogie,passe au révélateur l’univers qui est le nôtre :

Les portraits qu’en avait faits l’Anderer agissaient comme des révélateurs merveilleux qui amenaient à la lumière les vérités profondes des êtres. On aurait cru une galerie d’écorchés.

Joël Lesueur