L’Exposition coloniale – Érik Orsenna
(Seuil 1988)
Au commencement, donc, était la librairie.
C’est là que je fus conçu, dans un environnement favorable aux bougeottes :
récits de voyages, cartes marines, manuels d’hygiène tropicale.
Tout commence en 1883 par la naissance de Gabriel (Orsenna…) et la fuite de sa mère, effrayée par la logorrhée de Louis, le père. Se constitue donc un trio : Gabriel, Louis, l’homme à femmes, et Marguerite la grand-mère, la femme d’un seul homme (Gabriel Premier, un hidalgo mexicain, aimé l’espace de sept jours et disparu à tout jamais, mais dont elle a conservé le patronyme Orsenna). Tout ce petit monde vit à Levallois-Perret, ville caractérisée par son épouvantable puanteur. On déplore la petitesse de la France, on rêve empire colonial et on vit dans l’attente d’un départ pour les colonies …
Finalement Louis renonce au dernier moment, alors que les valises sont prêtes pour le grand départ et Gabriel se porte volontaire pour enseigner le positivisme auprès des différentes ambassade du Brésil : pour lui, ce sera à Londres. Occasion de se lier avec la famille Knight, rencontrée pendant la traversée, dont les deux filles Ann et Clara sont encore enfants.
Les principaux personnages, tous pour le moins excentriques, sont en place et l’on suivra leurs destins croisés jusqu’aux années cinquante (la bataille de Dien Bien Phu en 1954 tenant lieu de point de repère terminal).
Le dispositif narratif est déroutant : on découvre peu à peu que c’est Gabriel, parvenu à la fin de sa vie et installé à Cannes, qui raconte à son fils (mais ce fils existe-t-il vraiment ?) son histoire, avec une distance qui lui permet de se désigner lui-même soit par la première personne attendue, soit de façon plus surprenante par le prénom de Gabriel et une troisième personne. On constate aussi qu’Ann et Clara, devenues finalement les compagnes de Gabriel, sont les lectrices indiscrètes du manuscrit qu’elles s’autorisent à commenter çà et là à travers des notes de bas de page.
Le titre lui-même ne renvoie proprement qu’à un épisode secondaire de l’existence de Louis, mais l’exposition coloniale est à prendre comme une sorte de métaphore filée de l’ensemble de l’œuvre. Un rêve que l’on ne cesse de poursuivre, avec ses faux départs et ses vrais (pour le Brésil, pour l’Amérique, pour l’Indochine…).
Fiction et réalité se mêlent. On passe de la fantaisie la plus débridée à des moments de gravité : les deux guerres mondiales, la conférence de Munich en 38, la drame du Vel’ d’hiv’…
On croise quelques célébrités : Freud que Clara poursuit à Vienne et qui, comme Gabriel, vit avec deux sœurs, le général de Gaulle dans son exil londonien, des coureurs cyclistes ou automobiles du début du siècle. On découvre les vertus consolantes voire magiques de Du Côté de chez Swann quand on est perdu au fin fond de l’Amazonie. On apprend aussi comment est né l’engouement pour le football au Brésil.
Il faut donc accepter de se laisser emporter dans ce long périple (700 pages), de quitter brusquement un personnage pour un autre, de se perdre dans les multiples rebondissements d’une intrigue foisonnante. Rebondissements que vient figurer au sein du texte la balle de caoutchouc dont ne se sépare jamais Gabriel (lui-même qualifié de rebondi) qui voue un culte à l’hévéa. L’hévéa authentique, celui de l’Amazone, plutôt que son successeur indochinois, vulgaire produit d’importation. Car chacun sait que l’hévéa sert à fabriquer le caoutchouc et Gabriel a trouvé sa voie du côté de Clermont-Ferrand et de sa manufacture de pneumatiques.
La lecture de L’Exposition coloniale est une aventure au long cours, un jeu de pistes qui semblera déroutant à certains et réjouira les autres. L’écrivain s’amuse, prend plaisir à entrecroiser les récits et à jouer sur divers registres. Au lecteur d’entrer dans le jeu et de savourer un texte à la fantaisie débordante.
Commentaire écrit par Joël Lesueur