Magnus – Sylvie Germain 

(Albin Michel 2005)

Lait noir de l’aube
Nous creusons une tombe dans les airs

Paul Celan – Todesfuge

Magnus c’est d’abord le nom d’un ours en peluche. Mais c’est aussi un des noms qu’utilise le héros, après qu’il a abandonné ceux de Franz-Georg et d’Adam.
Lorsque débute le roman, celui qui s’appelle encore Franz-Georg (en hommage à ses deux oncles morts sur le front russe) se réveille d’une étrange période d’inconscience et il n’a gardé aucun souvenir de ses cinq premières années. Son père (adoptif, en fait) est un officier et médecin nazi. Au moment de la défaite allemande, il est confié par sa mère à son oncle, pasteur opposant au nazisme qui s’était réfugié à Londres, tandis que son père s’enfuit au Mexique où il est déclaré mort. C’est toute la vie de Magnus que nous suivons, jusqu’au milieu des années quatre-vingt, une vie qui le conduit successivement au Mexique, à San Francisco, à Londres, à Vienne et, enfin, dans le Morvan. Une vie jalonnée de rencontres (May et Peggy, Lothar, frère Jean, tous ceux qu’il fait défiler dans Litanie :

Lothar et Hannelore, appelez-moi.
Elsa et Erika, appelez-moi.
Peggy Bell, appelle-moi.Mary et Terence Gleanerstones, appelez-moi.

Le récit se présente comme une quête de soi, Magnus s’interrogeant sur son origine géographique (est-il réellement né Islandais ?) et l’identité de sa mère biologique morte lors du bombardement de Hambourg en 1943. Il reste aussi profondément marqué par la personnalité monstrueuse de son père adoptif qui a directement participé au génocide nazi dans les camps de concentration.

Le texte propose une organisation extrêmement complexe. La narration proprement dit est découpée en fragments numérotés, mais on débute par le fragment 2 et un fragment 0 se trouve tout près de la fin. Ces anomalies étant, bien sûr, porteuses de sens. Interrompant cette narration découpée en fragments, on trouve des éléments plus brefs avec des intitulés divers (séquence, notule, le plus souvent, mais aussi résonance, écho, palimpseste, éphéméride, litanie…). Ils correspondent, en lien avec le récit, à des insertions de textes divers, en général de nature poétique, ou à des informations de type documentaire. Cela donne un ensemble heurté et d’une puissance incantatoire frappante. On pourra s’étonner que les lycéens aient couronné une œuvre aussi déroutante par sa forme et aussi saturée de références littéraires. Choix judicieux, en tout cas, tant il est vrai qu’on est en présence d’une œuvre majeure aux qualités d’écriture toutes particulières.

Un jet de lumière blanche. Une lactation. Et son doigt n’écrit pas les lettres de « Magnus » mais celles d’un autre nom qui lui est complètement étranger.

Les références littéraires ne sont pas un simple hommage à des auteurs aimés. Elles ont, au contraire, une dimension essentielle et participent pleinement au sens. Toutes appellerait l’attention, mais on en retiendra plus spécifiquement deux qui sont récurrentes : celle au poète roumain de langue allemande Paul Celan et à Todesfuge (un destin tragique puisque ses deux parents sont morts dans les camps et qu’il se suicide en 1970, laissant une œuvre qui mériterait d’être mieux connue) et celle au Pedro Paramo  de Juan Rulfo (Rulfo n’a écrit dans toute sa vie que ce seul roman, ainsi que quelques nouvelles, Pedro Paramo étant un texte fondateur pour toute la littérature sud-américaine). Il y a aussi Supervielle, Apollinaire et bien d’autres.

Magnus est, par ailleurs, une sorte de roman carrefour au sein de cette œuvre éminemment cohérente et puissante que construit Sylvie Germain. On retrouve, en effet, au moment du dénouement, un personnage que l’on a connu dans Jours de colère, Frère Jean n’étant autre que Blaise Mauperthuis, celui qu’on surnomme Blaise-le-laid à cause de son bec-de-lièvre.

Magnus offre donc bien des niveaux de lecture (roman historique, roman d’initiation, roman poétique, roman philosophique, conte…) et il laisse au lecteur le soin de résoudre les énigmes qui restent en suspens quand la lecture s’achève. Son pouvoir d’évocation poétique, la diversité des thèmes qui y sont abordés concourent à l’enrichissement de celui qui accepte de se lancer dans l’aventure spirituelle qu’il propose. Qu’un tel texte ait été couronné par un jury lycéen témoigne d’une exigence à tous égards remarquable.

Commentaire écrit par Joël Lesueur