Première Ligne – Jean-Marie Laclavetine

(Gallimard 1999)

L’écriture, c’est comme l’armée, on y retrouve tout le monde.

Des avocats, des secrétaires, des boulangères, des critiques littéraires, des énarques,

des politiciens, des fils de famille, des vagabonds, et même quelques écrivains. 

En pleines délibérations d’un prix littéraire Cyril Cordouan se tire une balle dans la tête (nous sommes pendant l’Occupation). Mais au chapitre suivant nous retrouvons le même Cyrille Cordouan, directeur de la maison d’édition particulièrement élitiste Fulmen examinant avec rage son lot de manuscrits quotidien, apporté sur une brouette par sa collaboratrice Blanche. Le ton est donné d’emblée et tout lecteur normalement constitué ne peut qu’être perplexe face à une telle entrée en matière. Nous voilà passablement bousculés et nous n’en avons pas fini. Régulièrement le récit va être interrompu par ce qui est à chaque fois présenté comme un chapitre 1, lequel est en total décalage avec ce qui précède (sinon qu’il met toujours en scène un certain Cyril Cordouan) et se situe à des époques variées (du passé ou du futur). On croise même, dans un de ces fameux et mystérieux chapitres 1, la poétesse Pernette du Guillet morte de la peste à 25 ans en 1545…

On connaît bien Jean-Marie Laclavetine, éditeur chez Gallimard, et on perçoit d’emblée tout ce que l’écrivain doit ici à l’éditeur. Tâche exaltante, mais aussi bien délicate et épuisante que celle qui consiste à dénicher la pépite au milieu des masses de prose indigeste, insipide, inodore, inepte, inutile, insuffisante, insupportablement prétentieuse, faussement intellectuelle. Finalement, quand on est éditeur on lit forcément plus de textes sans valeur que de textes dignes d’être réellement publiés. Sisyphe est condamné à remonter éternellement son rocher. On peut concevoir que l’éditeur ait quelques comptes à régler avec les pseudo-écrivains, les pisse-copie de tous ordres qui lui font perdre tant de temps.

Première Ligne (le titre est, bien sûr, polysémique et il faut aller jusqu’au bout du roman pour en saisir toute la saveur) aurait pu être cette forme de règlement de comptes et, d’une certaine manière, l’œuvre donne, au départ, le sentiment qu’elle va prendre cette direction. Avant, justement, qu’elle en choisisse une autre par un inattendu contre-pied provoqué par le surgissement d’un de ces infirmes de l’écriture, Martin Réal, auteur de l’impossible Zoroastre et les maîtres-nageurs.

Cyril a commis une erreur. Celle d’avoir cru que seuls les bons écrivains pouvaient oser ouvrir le livre, s’y jeter à corps perdu, à vie perdue. Le corps perdu de Martin Réal, piètre écrivain et néanmoins héros supplicié de la langue, est là, dans son évidence ineffaçable, pour lui prouver qu’il avait tort.

À partir de là Cyril Cordouan va chercher des solutions pour tenter de guérir cette maladie écrivante et, sur le modèle des Alcooliques Anonymes, il va créer un groupe de parole qui se réunira périodiquement dans l’arrière-salle d’un café : chacun pourra faire état face à ses pairs du problème qu’il a avec l’écriture. AA toujours, mais, cette fois, comme Auteurs Anonymes.

Laclavetine use avec une virtuosité ébouriffante de tous les genres romanesques : on suit une intrigue policière en même temps qu’une intrigue sentimentale (autour du couple Cyril Anita), on a aussi tous les ingrédients d’un roman autobiographique et la description détaillée du milieu de l’édition nous orienterait vers le roman à clefs.
S’agissant du roman à clefs, l’identification est parfois évidente, comme dans ce passage (peu indulgent…) :

Depuis qu’on a découvert qu’il utilise des nègres, il se vante partout de ne pas avoir écrit ses livres. Tout juste s’il les a lus. Eh bien ça ne l’empêche pas de casser la baraque à chaque fois !

Évidemment on a aujourd’hui un peu oublié Paul-Loup Sulitzer ! Dans les chapitres 1 on trouve aussi des amorces de romans historiques ou d’anticipation.
On joue, par ailleurs, sur les points de vue successifs – ce qui rythme la narration et crée ruptures ou effets d’écho. Chaque voix est fortement caractérisée par des marques d’oralité : le point de vue principal est évidemment celui de Cyril Cordouan, mais l’on a aussi ceux de Blanche, Luce, Anita, Justine, Lola ou encore Felipe le barman ami de Cyril. Une même scène peut être ainsi vue à travers deux points de vue qui se succèdent dans la narration : c’est le cas, par exemple pour la rencontre amoureuse entre Cyril et Justine. Le regard de Felipe crée aussi des contrepoints savoureux lors des réunions des Auteurs Anonymes qui se tiennent dans son arrière-salle.
L’irruption déroutante des chapitres 1 toujours interrompus au milieu d’une phrase participe à ce jeu de variations et à ces effets de rupture permanents qui mettent le lecture en insécurité. Il faudra attendre les dernières pages pour que l’énigme que posent ces chapitres trouve sa résolution.

On rit beaucoup tout au long du texte : Les hommes ont tellement peu d’imagination : ils pensent avec leur bite., note narquoisement Anita. Les trouvailles sont nombreuses. Comique de situation, de caractère, farce, recours fréquent au registre héroï-comique, parodie, comique verbal, satire, bien sûr… C’est un vrai feu d’artifice, soutenu par un recours particulièrement réussi aux comparaisons et métaphores. Ainsi concernant les sanglots de Justine : tandis que Justine émet un bruit semblable à un moteur de 2 cv refusant de démarrer ou, pour la même Justine, l’accumulation des métaphores désignant sa poitrine :

Cyril se laisse délicieusement envahir par un assortiment de métaphores qui le feraient taper du poing sur la table s’il les trouvait dans un manuscrit – oh, les boutons de rose ! Fruits de printemps acides et fermes ! Miraculeux galactophores ! Massepains délectables ! Flotteurs du salut ! Perles géantes ! Oreillers d’amour ! Tendres caravelles ! Planètes jumelles ! – tandis qu’un angelot en livrée Fulmen brandit au-dessus de lui le code de déontologie de la profession – on ne couche pas avec les auteurs – mais il a une si petite voix, le pauvre.

Et puis, comment ne pas mentionner cette délicieuses rupture de ton à la fin d’un chapitre particulièrement corsé avec cette clausule dont on appréciera la délicatesse poétique : Sur le boulevard un autobus éclairé glisse comme un bateau-mouche…

Mais ce serait dommage de réduire l’œuvre de Laclavetine à un simple divertissement (même aussi réussi), à un jeu littéraire qui aurait à voir avec les recherches d’Oulipo ou démarquerait Calvino (Si par une nuit d’hiver…). Il y a aussi un regard personnel plein d’ambiguïté (de la satire féroce à une évidente tendresse) sur le monde de l’édition et sur l’acte d’écriture. Écrire est peut-être une addiction qu’il faut traiter d’urgence, une redoutable maladie très difficile à guérir, mais ce n’est pas que cela. Faut-il vraiment faire un choix entre l’écriture et la vie ? Et puis l’éditeur est aussi celui qui sait accompagner les écrivains qu’il aime, ceux dont il facilite la carrière sans attendre forcément la gratitude de leur part.

Première Ligne est donc une œuvre à tous égards passionnante qui autorise, comme tous les textes qui en valent la peine, bien des niveaux de lecture. Elle met la littérature elle-même en première ligne, fait de l’acte d’écrire la matière même du roman, dans une démarche faite d’exigence et d’attachement profond. On se réjouira que les lycéens aient fait de Laclavetine un lauréat sans doute inattendu, parce qu’on serait tenté de considérer (sans doute à tort) que le texte s’adresse à ces lecteurs chevronnés qui débusqueront toutes les allusions cachées et qui se délecteront de la mise en abyme finale. Ce sont bien ces choix surprenants qui donnent sa pleine justification au Prix Goncourt des lycéens. Aussi longtemps que les jurés lycéens arriveront à nous surprendre…

Commentaire écrit par Joël Lesueur