Un brillant Avenir Catherine Cusset 

(Gallimard 2008)

 

Ceausescu a rasé tout un quartier pour construire ce palais de mégalomane, Marie. Il a détruit des églises baroques qui étaient de petits bijoux, des synagogues, un labyrinthe de ruelles et de maisons anciennes. Ne dis jamais que c’est beau. Les gens parlent français ici.

Le roman s’ouvre sur une scène particulièrement dramatique, située en 2003 : le suicide de Jacob, le mari d’Helen, dont on devine qu’il est atteint de la maladie d’Alzheimer – ce qui sera confirmé ultérieurement. On retrouve, au demeurant, une construction assez semblable dans le dernier ouvrage de Catherine Cusset : L’Autre qu’on adorait. Dans les deux cas on découvre la situation par le regard de celle qui la découvre et la cause de la mort est la même : l’étouffement par un sac placé sur la tête. Scène récurrente donc qui impose d’emblée une dimension tragique.

À partir de là le texte met en place deux chronologies distinctes : l’une se développe de 1941 jusqu’en 1975 et évoque le passé d’Elena/Helen, l’autre de 1988 à 2006 a trait au même personnage maintenant installé sur la côte est des Etats-Unis. Le premier repère chronologique correspond à la fuite de Bessarabie vers la Roumanie au moment où ce territoire va être occupé par la Russie soviétique ; Elena a alors cinq ans. Le second est marqué par l’irruption d’une Française, Marie, que vient de rencontrer son fils Alex/Alexandru ; Helen est, à ce moment-là, âgée de cinquante-deux ans.

Si l’on excepte les toutes premières pages, situées un peu hors du temps (Il y a l’avant et l’après), l’opposition entre ces deux chronologies est soulignée par l’utilisation du passé simple pour tout ce qui précède l’arrivée d’Elena et Jacob en Amérique et du présent de narration pour la parie proprement américaine. On notera le choix significatif de ne pas raconter, sinon par des allusions qui permettent au lecteur de reconstituer ce qui s’est passé, le parcours du couple Helen/Jacob, son ascension sociale aux États-Unis : disons, en particulier, qu’Elena/Helen, physicienne nucléaire en Roumanie s’est reconvertie dans la programmation informatique et y a réussi. À l’évidence, cette composante attendue (la réussite fondée sur le mérite individuel au sein du Nouveau Monde) est volontairement escamotée au profit d’une investigation plus personnelle autour des grandes étapes d’une vide femme – ce que traduisent explicitement les titres des différentes parties : Fille puis Amante ensuite Épouse et mère et enfin Veuve. L’amour et la vie d’une femme serait-on tenté de proposer en reprenant le titre d’un cycle de lieder de Schumann.

On ajoutera aussi qu’en dépit de ce que semble annoncer le titre choisi (Un brillant Avenir concerne ce qui est promis à Alex, le fils tant aimé) – on a là un autre contre-pied auquel on peut être sensible – ce sont bien les seuls personnages féminins qui sont les protagonistes : Helen/Elena en premier lieu et, à un second niveau, Marie qui est un double de Catherine Cusset (même parcours universitaire, même origine bretonne, même union avec un Américain…). Le prénom de Marie est, au demeurant, récurrent dans son œuvre. Un des sujets du roman est bien, du coup, la relation difficile entre une mère et sa bru qui se trouvent placées dans une situation de rivalité.

Jacob et Alex restent, eux, à l’arrière-plan puisque les événements sont relatés à travers le point de vue d’Elena pour la période 1941 / 1975 et à travers une alternance entre les points de vue d’Helen et Marie pour les années 1988 / 2006. Sans doute aussi ont-ils une personnalité moins forte, Jacob donnant le sentiment de plus subir les événements que d’agir pour imposer sa volonté et Alex semblant se plier largement aux choix faits par Marie.

Il reste au terme de la lecture ces deux figures féminines marquantes : Helen qui a su traverser  et surmonter de terribles épreuves et Marie qui a pris le risque de traverser l’Atlantique au terme d’études brillantes. L’une et l’autre sont devenues américaines et sont parvenues à affirmer leur liberté personnelle. Catherine Cusset nous les montre en situation, décrit leur comportement, dévoile leurs sentiments, mais s’abstient de procéder à des analyses psychologiques : il appartient au lecteur de rassembler les éléments qui lui sont donnés et de construire une cohérence d’ensemble, d’émettre son jugement. Cette liberté laissée a son prix.

L’histoire individuelle se mêle, par ailleurs, intimement à l’Histoire collective, comme on le perçoit bien lors de cette scène d’amour entre Marie et Alex en décembre 1989 :

...il la regarde dans les yeux avec cette intensité de désir qui suscite chaque fois le sien, et reprend lentement son mouvement en elle. L’acte est encore plus fort qu’il y a deux minutes, comme s’il disait « fuck you » aux Ceausescu qu’on vient d’abattre d’une balle dans la tête, comme s’il affirmait la primauté du désir individuel sur le mouvement collectif de l’Histoire, comme s’il la choisissait, elle, contre sa mère qui l’attend. Il va et vient en elle jusqu’à ce qu’ils jouissent ensemble en silence.

Les échos qui se créent entre ces deux plans (l’intime et le collectif) sont constants : on perçoit à quel point l’oppression du régime de Ceausecu interfère sur la vie d’Elena et la conduit dans une impasse personnelle, dès lors qu’elle rencontre Jacob dont l’origine juive se heurte à l’antisémitisme ambiant. L’ampleur de la période concernée par la naaration (l’espace d’une vie, en fait, celle d’Elena devenue Helen) nous permet de mesurer, au delà de la dimension proprement historique, l’impact qu’ont des événements marquants : seconde guerre mondiale, disparition de Staline en 1953, invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes soviétiques, mouvement étudiant de mai 68 à Paris, effondrement du communisme et chute des époux Ceausescu, guerres successives au proche orient, 11 septembre… On a là une fonction spécifique et essentielle du roman qu’Un brillant Avenir vient pleinement illustrer.

Catherine Cusset construit une œuvre au sein de laquelle Un brillant Avenir est un jalon important. Elle trace un sillon qui lui est propre en jouant tantôt sur la confidence très personnelle et l’autofiction, comme dans Confessions d’une radine voire L’Autre qu’on adorait, tantôt sur l’invention romanesque comme dans Le Problème avec Jane ou Indigo. Un brillant Avenir recherche un point d’équilibre entre ces deux voies qu’explore la romancière. On suit au plus près ces deux destins de femmes et les crises que l’une et l’autre traversent. L’émotion est bien présente, mais le récit maintient la bonne distance pour que cette émotion ne soit pas indiscrètement sollicitée. L’écriture reste tendue, retenue aussi et l’on s’attache à des personnages dont on découvre l’intériorité.

Commentaire écrit par Joël Lesueur