Un grand pas vers le Bon Dieu – Jean Vautrin

(Grasset 1989)

Jusqu’à pas trop longtemps passé, Edius Raquin avait cru que la vie était un mouchoir marqué avec trois nœuds d’éternité.

Un et deux pour la naissance et le mariage. Le troisième pour la mort se souvenir.
En bon Cadjin de la paroisse Evangeline, il faisait confiance au Bon Dieu, chérissait sa terre juste avant sa famille,

persuadé que c’était mieux vivre qu’exister, mieux pour un époux et sa femme de se fier l’un à l’autre que de se faire la guerre

ou d’avoir doutance du monde qui vous entoure.

Étrange roman que celui de Jean Vautrin qui nous plonge dans l’univers de la Louisiane. Et cet univers de la Louisiane, c’est d’abord une langue dont l’aspect dépaysant ne fait aucun doute. Archaïsmes, déformations du français originel, ordre habituel des mots bousculé, emprunts à l’anglais (Look, Mom), on n’est pas toujours sûr de comprendre dans le détail tout ce qui est dit.

Elle attendait son père pour la conduire à la messe. Toujours ça il faisait, le vaillant boug’, accompagner sa fille, afin qu’il y ait pas du grabeau en ville sur la moralité de la famille Raquin. Du mauvais monde qui serait tenté de nasiller que la caillette était trop livrée à elle-même. Ou plus micmac encore, que la pauvre enfant s’allait faire toucher minette dans les rangs d’coton par un coursailleur. Des jaseries pareilles s’étaient déjà vues dans la paroisse, des goddam parlementages qui abîment la réputation de la jeunesse et souillent l’avenir des demoiselles.

On est clairement du côté de l’oralité et il faut accepter de se laisser emporter par ce flux verbal rocailleux et pittoresque.

La Joconde de Léonard, à côté de ma maman, c’est du wee-wee de vin aigre à siroter dans une pantoufle – (p. 233)

Étrange aussi par la construction. Tout ce qui concerne l’histoire d’Edius, de sa femme Bazelle et de sa fille Azeline se présente comme un récit à la 3ème personne rédigé en cadjin. Mais, à partir du chapitre 53 où apparaît Jim, on passe à un récit à la première personne dans un français plus habituel.

Ce qui fait qu’on a au moins deux romans distincts. L’un nous immerge dans la Louisiane rurale, avec ses particularismes, la violence du climat. Il y a aussi tout le poids des traditions et des croyances. On l’observe à travers le personnage pittoresque de Mom’zelle Grand-Doigt, la guérisseuse vers laquelle se tourne Edius pour soigner le mal dont il souffre. L’autre se situe, au contraire, dans l’univers urbain de La Nouvelle-Orléans, avec une place majeure à tout ce qui a trait à la musique, Jim devenant Jimmy Trompette. On découvre alors les origines du blues et du ragtime. Avant que le héros ne traverse l’Atlantique pour combattre lors de la première guerre mondiale. Mais, bien sûr, ces deux romans sont étroitement liés, en dépit de leurs oppositions formelles. Jim, s’il a été découvert dans une poubelle de La Nouvelle-Orléans, n’en est pas moins le petit-fils d’Edius et le fils d’Azeline et du redoutable outlaw Farouche Ferraille Crowley. Et il y aura un moment où le fils retrouvera sa mère dans des circonstances que l’on se gardera bien de dévoiler.

Il faut accepter de se laisser embarquer dans les multiples rebondissements d’une intrigue parfois délirante. On rit beaucoup, en particulier lorsque se développe l’aspect westernien de l’histoire. Avec l’apparition, dans le sillage de Farouche Ferraille Crowley, du chasseur de primes Palestine Northwood. Les effets sont volontairement appuyés, la parodie omniprésente et le lecteur ne saurait bouder son plaisir.

Des personnages hauts en couleurs, des épisodes pleins de saveur. Vautrin joue le jeu du romanesque et ne se prive pas de ménager des rencontres imprévues. Et puis il donne libre cours à son imagination débordante, tout en recherchant une couleur authentique, celle de l’univers cadjin. L’écriture, par son étrangeté et sa verve, a un charme irrésistible.

Commentaire écrit par Joël Lesueur